Éric Jean / Pascal Brullemans : Théâtre vivant
Grâce à la saison carte blanche du Quat’Sous, Éric Jean et Pascal Brullemans, le tandem de Camélias et Marianne Vague, peuvent continuer à créer de manière non conventionnelle. Et assouvir leur soif d’idéal.
Avec Hippocampe, Éric Jean et Pascal Brullemans fomentent une petite révolution… théâtrale. Le metteur en scène et l’auteur ont fait les choses à leur manière avec ce spectacle qui s’est créé par une contribution simultanée de tous les concepteurs et interprètes. Belle occasion de remettre en question le système de production standardisé du théâtre institutionnel, en tentant de "trouver une forme d’art différente". Pour concevoir des oeuvres différentes.
"On devrait toujours adapter la méthode de travail au spectacle, estime Éric Jean. Le problème dans les théâtres actuellement, c’est que les modes de création sont toujours les mêmes. Qu’on monte un Shakespeare ou une petite pièce, c’est pareil. C’est absurde! C’est pour ça que les spectacles se ressemblent tous."
Grâce à la saison carte blanche du Quat’Sous – et à la confiance de Wajdi Mouawad –, le metteur en scène a réuni ses conditions de création idéales: deux mois et demi de répétitions sur scène, dans un décor dont la conception a précédé le texte!
Comme les autres éléments conceptuels, la scénographie imaginée par Magalie Amyot a été traitée comme un personnage. "Les mots ne sont qu’un des éléments du spectacle. L’histoire de ce lieu en est la base, beaucoup plus que le texte. On raconte avec des mots, mais aussi avec des objets, avec de la musique. Le concepteur sonore Mathieu Gatien devient auteur de la pièce, lui aussi…"
Mais comment composer une distribution quand on ne sait encore rien des personnages? Éric Jean a feuilleté le bottin de l’Union des artistes avec deux critères en tête: leur amour de l’improvisation et… la douceur de leur caractère! Une qualité essentielle quand une douzaine de personnes sont en processus de création pendant si longtemps…
Puis, les sept agneaux (Dominic Anctil, Muriel Dutil, Anne-Sylvie Gosselin, Dominique Quesnel, Isabelle Lamontagne, Gaétan Nadeau et Sacha Samar) ont improvisé à partir d’amorces de canevas proposées par le metteur en scène. Observant ses "muses" à l’oeuvre, Pascal Brullemans a ensuite dégagé une histoire de ces quelque 50 heures d’impro filmées, et a restructuré le tout.
Le tandem de Camélias et Marianne Vague a coutume de créer de manière non conventionnelle. Mais il n’avait jamais poussé l’échange aussi loin. "On travaille sur une nouvelle façon de raconter une histoire, et ça me fait vraiment triper, s’emballe Pascal Brullemans. L’écriture est beaucoup venue des images et du mouvement, alors que c’est généralement l’inverse. C’est sûr qu’il y a des contraintes. L’écriture est désacralisée. Mais l’auteur n’est jamais tout-puissant, de toute façon."
Et même si le texte écrit est arrivé en dernier (alors qu’il est généralement l’assise d’un spectacle!), il constitue quand même la "mémoire collective", à laquelle s’alimente toute l’équipe créatrice.
Le jeune homme croit que les dramaturges doivent retourner dans les théâtres, observer les acteurs en répétition. Il n’est pas le genre d’auteur qui fait une crise parce qu’on a déplacé une virgule dans son texte. "Moi, ça ne me dérange pas qu’on ne respecte pas mes phrases. Je pense qu’il faut se mettre au service de l’histoire. Et, à mon avis, il faut repenser le rôle de l’auteur dans le processus. Le théâtre, c’est vivant, et c’est comme si ce ne l’est plus quand nous nous arrivons… Souvent, les auteurs font peur en salle de répétitions. Or, le théâtre signifie des rencontres, une ouverture. Il faut que nous soyons nous aussi dans cette énergie-là."
Dans ce contexte de création, l’auteur ne possède pas la vérité suprême. Un doute partagé par Éric Jean, ce qu’apprécie grandement son comparse. "C’est presque un acte de révolte de dire qu’on ne sait pas. La mode chez les artistes, actuellement, c’est le sens. Il faut produire du sens. C’est notre fonction dans la société. Sinon, c’est comme si on n’avait pas fait notre job. Mais avouer qu’on ne sait pas, c’est peut-être commencer à chercher des réponses qui ont de l’allure, plutôt que toujours faire semblant qu’on sait tout."
Ainsi, ni l’un ni l’autre ne pourrait expliquer tout ce que contient Hippocampe. "On a travaillé à faire confiance à notre inconscient collectif, explique Éric Jean. C’est comme ça qu’on trouve les choses les plus intéressantes. Selon moi, l’inconscient est plus fort que l’imagination."
Hippocampe s’est élaboré à partir de thèmes qui séduisaient le metteur en scène: la poésie de Leonard Cohen, la couleur rouge, le rêve, les troubles du sommeil, Dalí, David Lynch… La pièce raconte principalement comment un étudiant, qui a loué un appartement dans lequel il se réveille tous les matins en portant une robe, découvre que ce lieu contient la mémoire d’une femme… Mais cette trame est narrée de façon tellement onirique qu’elle suscite plusieurs interprétations.
Éric Jean dresse un parallèle avec Lynch ou Bertrand Blier, des cinéastes dont il aime la narration non linéaire. "Ils prennent le spectateur pour un être intelligent. Ils lui disent: trace ton chemin là-dedans, il y a plein d’histoires possibles. C’est mon idéal au théâtre: que les spectateurs assis dans les sièges B-2 et B-12 voient chacun leur histoire. C’est ce qui fait la richesse du spectacle."
D’une certaine façon, le public aussi devient un auteur…
Du 21 octobre au 23 novembre
Au Théâtre de Quat’Sous