Denis Bernard : Amère America
Pour sa quatrième mise en scène à Montréal, et sa première chez Duceppe, le comédien DENIS BERNARD s’attaque à un sujet très actuel: le triomphalisme du mâle américain.
Cet automne, pour mieux travailler à sa quatrième mise en scène, Denis Bernard a transformé la salle de répétitions de la compagnie Jean Duceppe en sous-sol de maison unifamiliale. Un tas d’objets disparates occupent la salle pêle-mêle: un vieux sofa de style colonial, un frigo usagé, une tondeuse à gazon, un jeu de dards, un punching-bag, et un trophée qui trône au-dessus d’un bar bien fourni.
Ce lieu évoque un peu le décor de L’Année du championnat, une pièce de Jason Miller qui a connu un immense succès depuis sa création en 1972. L’auteur américain, décédé en mai 2001, y raconte les retrouvailles de cinq ex-membres d’une équipe de basket-ball ayant remporté un championnat intercollégial.
Tous les ans, les cinq hommes se réunissent dans le sous-sol de leur ancien coach pour se remémorer leur victoire de jadis. "Ces cinq hommes donnent dans la haine, les préjugés et l’ignorance, explique Denis Bernard. Ils nous renvoient une image des gars pas très réjouissante. Celle d’un gros baril de testostérone. Ils représentent tout ce que je méprise chez les gars."
Politiquement, ils sont obnubilés par l’American way of life. Et tout ce qui n’est pas avec eux… est nécessairement contre eux. "Le seul personnage qui a un peu de recul sur le groupe d’amis et leurs valeurs, c’est l’alcoolique. Or, ce dernier se réfugie dans le cynisme total, poursuit Denis Bernard. D’ailleurs, l’alcool est le sixième personnage de la pièce. Au fur et à mesure que la soirée passe, la party dérape et les illusions sont ébranlées."
Denis Bernard s’est entouré d’une solide équipe de comédiens: Normand D’Amour, Michel Laperrière, Roger Léger, Jean-François Pichette et Michel Dumont, directeur artistique de Duceppe, qui a aussi réalisé la traduction de la pièce de Miller avec Marc Grégoire.
Le metteur en scène avoue avoir eu quelques doutes en acceptant de monter cette pièce. Il se demandait si l’oeuvre de Jason Miller – écrite alors que les États-Unis pansaient leurs plaies de la guerre du Viêt Nam – avait bien vieilli. Mais avec tout ce qui se déroule au pays de George W. Bush depuis les fameux événements du 11 septembre 2001, l’actualité de L’Année du championnat est devenue criante. "C’est un pur bonheur de travailler ce matériel-là à ce moment-ci, dit-il. Car cette pièce fouille l’inconscient collectif du mâle blanc américain. Son manichéisme, son triomphalisme. Pour moi, il est dommage que les êtres humains ne retirent pas de leçon de l’histoire, et qu’ils répètent toujours les mêmes erreurs…"
Acteur tchékhovien
Denis Bernard, lui, a appris de son passé. Cet excellent comédien originaire de Québec admet être devenu metteur en scène "accidentellement" (grâce au flair de Pierre Bernard, qui, en 1999, lui a demandé de signer sa première mise en scène au Théâtre de Quat’Sous, avec La Fin de la civilisation de George F. Walker). "Mettre en scène, c’est faire des choix, dit-il. Le plus beau compliment qu’on puisse m’adresser, c’est de dire que j’ai réalisé quelque chose de déroutant."
Comme interprète, Denis Bernard s’est illustré dans une foule de productions au théâtre, et à la télévision. Il a touché à presque tout. Or, là où l’acteur se distingue toujours, c’est dans les pièces d’Anton Tchekhov, telles La Mouette, Les Trois Soeurs ou Comédie russe d’après Platonov. "Tchekhov m’a bonifié comme acteur", estime le principal intéressé.
Après avoir amorcé sa carrière dans la Vieille Capitale, Denis Bernard est arrivé à Montréal au début des années 90. Depuis, il est devenu un habitué de la compagnie Jean Duceppe avec huit productions en 10 ans.
Cette saison, Duceppe fête son 30e anniversaire. Et le plus beau cadeau que la compagnie puisse faire au public, c’est de lui prouver qu’elle permet à des générations d’artistes de s’épanouir à l’intérieur de ses murs. Si Michel Dumont est le fils spirituel de Jean Duceppe, Denis Bernard pourrait être celui de Michel Dumont. Chez ces trois générations d’acteurs, il y a une parenté indéniable. Une parenté artistique, mais aussi humaine.
Duceppe, Dumont, Bernard: voilà trois hommes vulnérables qui carburent au doute et à l’insécurité. Trois bourreaux de travail hypersensibles, passionnés par ce qu’ils font. Trois touche-à-tout de talent ne boudant jamais le théâtre populaire.
Denis Bernard, qui a été le Biff de Dumont (qui fut le Biff de Duceppe) dans La Mort d’un commis voyageur, pourrait faire sienne cette réplique des Trois Soeurs: "Nous ne sommes pas heureux, et le bonheur n’existe pas; nous ne pouvons que le désirer." Depuis 20 ans au théâtre, Denis Bernard s’applique à semer des parcelles de désirs pour nous faire croire au bonheur de la planète.
Du 30 octobre au 7 décembre
Au Théâtre Jean-Duceppe