L’Échange : Quatuor tragique
Paul Claudel l’avait bien pressenti: un siècle après la création de sa sulfureuse pièce de jeunesse, histoire tragique d’une corruption, le matérialisme est le fléau qui ronge l’âme de l’Amérique.
"L’argent est tout." Cette petite phrase lapidaire prononcée par Thomas Pollock Nageoire dans L’Échange aurait pu être écrite aujourd’hui. Paul Claudel l’avait bien pressenti: un siècle après la création de sa sulfureuse pièce de jeunesse, histoire tragique d’une corruption, le matérialisme est le fléau qui ronge l’âme de l’Amérique. Quand on est prêt à tous les marchandages pour conquérir sa part de rêve. C’est dire la pertinence de l’argument de fond de la pièce, même si sa forme ne se marie pas aisément au rythme de l’époque…
Chez Claudel, c’est plutôt le verbe qui est tout. Une langue brûlante et lyrique qui met au monde quatre personnages engagés dans des échanges où se mêlent le flux des désirs et l’exaltation de la nature, où contre l’adoration du veau d’or s’offre un idéal d’amour absolu. La production mise en scène par Martin Faucher, soignée et d’une pureté dépouillée, laisse tout l’espace à la musique de Claudel, avec sa beauté sans compromis comme ses quelques tics (les mots anglais émaillant le texte).
Les éléments composant cette pièce partagée entre le ciel et la terre, la spiritualité et le matérialisme, s’embrassent d’un coup d’oeil dans le décor sobre de Jean Bard. Une grève jonchée de branches de bois, d’un tas de terre et même d’un instrument d’arpenteur-géomètre, qu’un lampadaire ancre dans le monde moderne, évoque le pays en construction, le continent encore jeune. Une très belle nuit étoilée viendra bientôt la recouvrir.
Dans cette très belle distribution (quelques cafouillages imputables à la nervosité de la première mis à part), c’est Macha Limonchik qui porte et incarne probablement le mieux l’incandescente poésie de Claudel. La comédienne parvient surtout à toucher par sa droiture douloureuse, la dignité avec laquelle son personnage affronte malgré tout son humiliation. Sous son obéissance apparemment anachronique de femme aimante (un sentiment absolu qui tend vers le spirituel), Marthe apparaît finalement comme le personnage le plus fort de ce quatuor tragique. Le seul qui ne se compromet pas, qui demeure intègre tout le long de la pièce. Qui reste debout.
Le regard sombre et farouche du jeune métis indomptable, toute fougue dehors, Maxim Gaudette communique fort bien la passion de son Louis Laine ivre de liberté, mais sans beaucoup de variation dans son jeu.
En corrupteur qui lui offre des billets verts en échange de sa femme, Pierre Collin se fait roublard, puis vulnérable. D’abord très théâtrale en vénale, séductrice et instable Lechy, Markita Boies joue de sa virtuosité langagière et de son inimitable ton empreint d’ironie.
C’est là une pièce exigeante, bien sûr, d’autant qu’elle baigne peut-être plus que nécessaire dans un certain statisme. Et, problème de direction ou de sensibilité d’époque – une ère décidément bien matérialiste -, certains excès ne passent pas toujours bien (l’apparition échevelée et shakespearienne de Lechy à la fin, par exemple), tout comme certains élans ou déclamations particulièrement lyriques. Il y a un prix à payer pour toute chose…
Reconnaissons en tout cas que le TNM a fait là un choix de programmation qui n’a évidemment rien de commercial. Les dollars, cette fois, n’ont pas eu le dernier mot…
Jusqu’au 28 novembre
Au Théâtre du Nouveau Monde