Philippe Soldevila : La vie est ailleurs
Le metteur en scène PHILIPPE SOLDEVILA s’attaque à la douce subversion de l’auteur catalan Pere Calders en montant ses Chroniques de la vérité occulte. Pour voir le monde à travers un regard différent.
Par choix et par nécessité, le Théâtre Sortie de Secours a la bougeotte. La petite compagnie de création de Québec, qui a pour mandat de visiter l’imaginaire des cultures étrangères, aime aussi voyager dans la géographie, histoire d’étirer la vie de ses spectacles (Le miel est plus doux que le sang, Exils). C’est à Ottawa, où Chroniques de la vérité occulte est présentée avant de venir terminer sa tournée à La Licorne, qu’on a joint son directeur artistique.
Philippe Soldevila est aussi de l’étoffe des globe-trotters. Étrangement peu sollicité par les autres théâtres de la Vieille Capitale, le metteur en scène des goûteuses Fraises en janvier – qu’il va monter en anglais au Centaur in january – constate qu’il travaille surtout avec les minorités: Acadiens, Franco-Ontariens, et maintenant Anglo-Montréalais…
Né de parents originaires d’Espagne à une époque où le profil culturel de Québec était très homogène, le créateur nage à l’aise avec les minorités. "Quand j’étais petit, ma famille était photographiée dans le journal quand mon père donnait une conférence sur le Noël en Espagne: on était Les Espagnols de Québec… Je me suis toujours senti un peu différent. J’ai vécu le questionnement identitaire comme un problème à l’adolescence. Pour finalement me dire que l’identité est une notion protectionniste. À partir du moment où on définit qui on est, on s’empêche de devenir autre."
Depuis, Philippe Soldevila a fait des problématiques d’identité un champ d’intérêt et d’investigation. "Toujours mélanger les langues, avoir une double perception des choses: tout ça me fascine. Avec Sortie de Secours, on invite souvent les gens à voyager, à aller voir ce qui se fait ailleurs."
Le prochain périple nous entraîne en Catalogne: Chroniques de la vérité occulte est une adaptation très libre de cinq nouvelles insolites de l’auteur catalan Pere Calders, né à Barcelone en 1912. D’abord montée avec les étudiants de l’Université de Moncton, puis créée au Périscope à Québec il y a un an, la pièce constitue la première traduction francophone de cet auteur, au grand étonnement d’ailleurs de Philippe Soldevila.
Le metteur en scène s’est plongé avec plaisir dans l’univers fantaisiste de cet écrivain qui a fui le franquisme en 1939, et vécu en exil au Mexique pendant 23 ans. Il a découvert au hasard d’un festival barcelonais ce conteur qu’on compare volontiers à Borges, Kafka ou Poe, mais avec "l’humour en prime", dont l’étrangeté fait sourire plus qu’elle n’inquiète.
"Ce qui est touchant chez Calders, c’est qu’il a une lucidité incroyable face aux travers humains; mais au lieu de s’en servir contre les autres en étant cynique ou amer, il développe une espèce de compassion ou de fraternité. C’est plein de tendresse, d’humour, de douceur."
Soldevila qualifie de "douce subversion" la façon qu’a Pere Calders de modifier notre angle de vue habituel, "la normalité", pour faire naître un regard nouveau. "De là émerge le fantastique. Et il met souvent en scène des personnages marginaux qui parlent de leur vision du monde: un voleur, le plaidoyer d’un condamné à mort, un philosophe qui donne une leçon à un richard… Il présente des mécanismes de pouvoir, sur lesquels la poésie, la magie ou l’humanité réussissent à prendre le dessus. Calders prend le parti de l’étrange et de la marginalité. Je dirais qu’il y a beaucoup d’espoir dans cette pièce, parce qu’elle pose la possibilité de réinventer le monde."
De ce spectacle sans prétention tiré d’un recueil de contes publié en 1955, Philippe Soldevila dit qu’il est d’une grande simplicité formelle, jouant avec un ludisme complice sur les mécanismes théâtraux. Pourtant, il a l’impression que Chroniques… possède une grande pertinence dans le contexte politique actuel.
"Collectivement, on se retrouve tous devant un cul-de-sac. On se sent tout à fait impuissants face à ce qui est en train d’arriver. Et j’ai l’impression que la seule porte de sortie – de secours? -, c’est quelque chose d’aussi anodin qu’un acte poétique de foi, de naïveté, qui transmette un peu d’espoir quant à la possibilité de percevoir le monde à travers un regard différent."
Du 12 novembre au 7 décembre
À La Licorne