Serge Denoncourt : Des soucis et des hommes
Scène

Serge Denoncourt : Des soucis et des hommes

Entre ses nombreux projets ici et à l’étranger (dont un Pirandello à Rome!), SERGE DENONCOURT revisite une pièce phare du répertoire québécois des années 80. Pour en finir avec l’intolérance.

Existe-t-il un amour heureux? Un amour nourri d’innocence et d’absolu. Un amour noble et pur, éternel et partagé. Pour ce qui est de la vie, ne comptez pas sur moi pour trancher. Par contre, au théâtre, la réponse est oui! De Racine à Shakespeare, les plus grands auteurs dramatiques ont transcendé la grisaille du couple pour mieux en extraire la substantifique passion. Même si celle-ci tourne souvent tragique. Roméo et Juliette, vous connaissez?

Avec son chef-d’oeuvre, Les Feluettes, Michel Marc Bouchard a ajouté deux noms à cette liste d’amoureux sacrifiés sur l’autel du théâtre. Ceux de Simon et du comte de Vallier. Deux hommes qui ont eu l’audace de s’aimer dans un endroit pas vraiment gay friendly (Roberval, en 1912!). Bien sûr, leur idylle ne viendra pas à bout de la trahison et de l’hypocrisie de cette société catholique et intolérante.

"Michel Marc a créé un microcosme du monde contemporain, affirme Serge Denoncourt. Ici, ce sont deux gars qu’on empêche de s’aimer. Mais cela pourrait être un Palestinien avec une Israélienne au Proche-Orient; un Noir et une Blanche dans le Sud des États-Unis, etc."

Le metteur en scène dirigera cette nouvelle production à l’Espace Go, dès le 12 novembre. Malgré son caractère emblématique de la cause homosexuelle, Les Feluettes n’est pas, selon Denoncourt, une pièce militante. "Avant toute chose, c’est une fabuleuse histoire, dit-il. Quand on va voir Roméo et Juliette, on ne va pas voir une pièce hétérosexuelle; mais une bonne pièce. Le théâtre l’emporte sur l’orientation sexuelle des personnages ou de l’auteur."

La création des Feluettes à la salle Fred-Barry en septembre 1987, dans une splendide mise en scène d’André Brassard – représentée plus de 150 fois de Montréal à Paris -, reste une date importante dans l’histoire moderne du théâtre québécois. Traduite dans une dizaine de langues et produite 30 fois à travers le monde depuis, la pièce a aussi été adaptée au cinéma, en 1996, sous le titre de Lilies. "Ce qui prouve que cette pièce n’est pas le fruit d’une mode; elle fait bel et bien partie du grand répertoire québécois", répond Denoncourt lorsque je lui fais remarquer qu’à l’époque, certains avaient relié son succès à l’émergence du théâtre homosexuel et d’une "mafia rose". "Foutaise! Il n’y a pas de mafia rose. Les producteurs, les décideurs, les commanditaires, particulièrement en télé ou en cinéma (là où il y a de l’argent), sont surtout des hétéros. On a obligé les gais à se fermer la gueule pendant des décennies. C’est donc normal que le jour où ils ont pu s’exprimer, sans censure, il y a eu une urgence de dire les choses. À l’instar des femmes, une génération d’hommes gais a décidé de parler en même temps. Haut et fort.

"D’ailleurs, actuellement, l’urgence de dire est davantage du côté des jeunes hommes hétérosexuels. Je travaille avec des acteurs débutants qui ont eu une mère féministe, un père rose et des amis gais. Or, ce mélange d’expériences en fait des êtres intéressants. Pas toujours en sécurité. Mais pour des acteurs, l’insécurité est le meilleur des carburants."

Nouvelle génération
On pourrait baptiser la production d’Espace Go, Les Feluettes, Nouvelle génération. Les jeunes comédiens Patrick Hivon, Renaud Paradis, Dominic Théberge, David Savard, Olivier Morin, Carl Poliquin seront aux côtés d’acteurs plus expérimentés: Normand Lévesque, Jacques Lavallée, Robert Lalonde et Denis Roy qui jouait le jeune Simon à la création.

Si Denoncourt remonte Les Feluettes aujourd’hui, c’est surtout pour le public trop jeune pour avoir été au théâtre en 1987. "Ce nouveau public en a entendu parler avec nostalgie; et la nostalgie est le plus grand ennemi du théâtre", estime le metteur en scène.

Il y a une deuxième raison. "En relisant le texte, je trouvais que c’était beaucoup plus qu’une pièce sur les gais: c’est une pièce sur l’intolérance en général. La montée de la droite, le discours du libéralisme économique ouvrent la porte à l’intolérance. Cela m’importe davantage que de me faire traiter de "maudit fif" dans la rue. Je trouve ça désespérant qu’un individu puise utiliser cette arme contre moi, mais ça ne me blesse plus…

– Ça vous a déjà blessé?

– Plus jeune, oui. J’avais peur de ce genre d’agression qui est très violente pour un adolescent. Maintenant, je me dis que ça fait partie de l’incontournable bêtise humaine."

Malgré les injustices envers les gais, Serge Denoncourt ne lutte pas uniquement pour la défense des gais. "Je me bats contre toutes les intolérances. Je ne participe pas à la parade de la Fierté Gaie. J’aime mieux l’idée de bataille commune pour une cause sociale. Et j’ai l’impression qu’il existe depuis quelques années une police des gais qui dit ce qu’on doit faire et ne pas faire. L’intolérance des gais entre eux me rend aussi furieux que l’homophobie. De la même façon, je ne pense pas qu’il existe un art gai. L’art est une chose trop profonde pour la réduire à une orientation sexuelle. Toutefois, il y a une série de codes culturels gais: les fans de Judy Garland ou de Barbra Streisand, par exemple."

La fabuleuse histoire des Feluettes se passe dans un long flash-back. En 1952, Simon, emprisonné depuis 40 ans, demande à se confesser auprès de monseigneur Bilodeau, responsable de son incarcération. Avec ses compagnons de cellule, Simon mettra en scène les événements qui ont eu lieu à Roberval en 1912. Au bout de la représentation de ce drame romantique, Bilodeau devra avouer les véritables circonstances de la mort de Vallier, sa vengeance sur Simon, en fait, dont Bilodeau était secrètement amoureux, mais trop lâche pour lui dire.

Dans sa mise en scène, Denoncourt va nous plonger dans cet univers carcéral. Comme Bilodeau, les spectateurs sont enfermés dans un huis clos pour assister à la représentation. "J’avais envie d’aller vers une violence sous-jacente qui amène à un lyrisme presque proche de l’opéra. Des prisonniers qui sont subitement animés par un désir de poésie, de magnificence, à cause d’un amour mythique, c’est rare. Mais c’est la beauté de la pièce. Michel Marc et moi, on a aussi ce côté romantique. À notre âge, on croit encore que l’amour peut magnifier le genre humain…"

Le théâtre, finalement, peut nous faire croire qu’il existera toujours des amours heureux…

Du 12 novembre au 7 décembre
À l’Espace Go