Pierre Lebeau : Un homme et son destin
Le Théâtre français du Centre national des Arts et Ubu présentent Quelqu’un va venir de Jon Fosse, un Norvégien dont l’écriture minimaliste a séduit le metteur en scène Denis Marleau. Pour en savoir plus sur cette anatomie de la jalousie, VOIR a rencontré le comédien Pierre Lebeau.
La bonne idée est de Denis Marleau, le directeur de la compagnie de création Ubu. Grâce à lui, les complices de toujours Pierre Lebeau, Pascale Montpetit et Alexis Martin se retrouvent, pour former un intrigant trio dans Quelqu’un va venir, de l’auteur norvégien Jon Fosse. Cette pièce envoûtante, qui oscille entre le délire et l’hyperréalisme, met en scène un couple qui emménage dans une maison isolée face à la mer pour se retrouver enfin "seuls ensemble", sans parvenir à en profiter, convaincu qu’un inconnu surviendra. Disons que le titre résume parfaitement l’intrigue de cette oeuvre suspendue dans le temps, dont les phrases répétitives sont trouées de longs silences. Une expérience déroutante sur le thème de la jalousie, à laquelle se livre avec enthousiasme Pierre Lebeau.
Depuis quelques jours, le puissant comédien tient salon dans un café de la rue Saint-Denis, où il multiplie les entrevues. Généreuse, la vedette d’Un homme et son péché (que des petits malins ont surnommé "Un homme et sa promo"!) joue à fond le rôle de l’homme médiatique, préférant les face-à-face aux entretiens téléphoniques. Ce jour-là, trois scribes se seront succédé sur la banquette, avant que l’interprète de Séraphin Poudrier ne quitte la ville pour assister à deux projections du film. Un vrai marathon.
Et comme si cela n’était pas suffisant, l’acteur-caméléon joue au théâtre, dans une pièce qui n’a heureusement rien de frénétique. Au contraire, il s’agit plutôt d’une tranche de vie au ralenti; une oeuvre de silence et d’immobilité, traversée de personnages en attente d’un coup de théâtre. Lors de la première à Ottawa, des spectateurs exaspérés par cette lenteur ont quitté la salle avant la fin de la représentation. On aime ou on déteste, tranche Lebeau. "Il n’y a pas de zone intermédiaire."
"Cette pièce dépeint un univers obsessionnel, vertigineux, mystérieux. L’auteur ne donne pas de solution à ce qui se passe, avertit l’interprète de sa voix grave. Le texte de Fosse ne contient que 50 à 60 mots de vocabulaire qui sont répétés dans un ordre, dans l’autre, sans aucune ponctuation, de sorte qu’on est obligé de créer notre propre partition. Pour nous comédiens, c’est intéressant dans la mesure où c’est une dramaturgie qu’on ne connaissait
pas, abordée au fil des jours par essais et erreurs… On est obéissant à l’auteur, on suit parfaitement ses nombreuses didascalies et tout cela crée un effet d’étrangeté assez incroyable, un univers où les personnages se communiquent leurs peurs, leurs angoisses, leurs états d’âme. Denis Marleau appelle cela le principe de la contamination. Cette pièce demande énormément de rigueur, de concentration, parce qu’il est facile de se perdre. C’est rare que je dis cela, mais ça a été la croix et la bannière, apprendre ce texte!"
Qu’est-ce qui vous a séduit dans ce projet?
"La pièce m’a plu, mais d’abord et avant tout, c’est la possibilité de retravailler avec Denis Marleau (il s’agit de leur dixième collaboration) et toute l’équipe de production, les acteurs y compris. Aussi, comme la plupart des Nord-Américains, j’étais absolument ignorant de l’oeuvre de Jon Fosse. C’est un auteur très joué en Europe, mais ici, on nage en plein no man’s land: qui est-il? que fait-il dans la vie? C’étaient des questions sans réponse pour moi."
Dans cette pièce, Elle et Lui rêvent de se retrouver enfin seuls, mais n’y parviennent pas. Selon vous, qu’est-ce que cela dit sur le couple?
"Mon interprétation très personnelle, c’est que, fondamentalement, on n’échappe pas à son destin. Ces deux personnages veulent se retrouver seuls, l’un avec l’autre, sans que rien ne vienne chambouler leur bonheur tranquille, mais c’est un rêve impossible. L’Homme qui survient représente tout ce qui peut chambarder la vie de quelqu’un. Mon personnage répète à quelques reprises: il fallait bien que quelqu’un vienne! Un peu comme: je l’savais donc que ça ne pouvait pas durer, cette affaire-là! (rire) C’est intéressant d’un point de vue métaphorique."
Jon Fosse a écrit qu’il haïssait le théâtre norvégien avant d’en écrire. Aimez-vous le théâtre québécois?
"J’aime beaucoup le théâtre, mais ce que j’aime par-dessus tout, au-delà des démarches théâtrales, c’est jouer sur scène. J’adore cela, même si je trouve de plus en plus difficile de concilier la télé, le cinéma, le théâtre, et les horaires de fous qui viennent avec. C’est pourquoi j’espace davantage mes projets. J’ai été très chanceux, j’ai eu le bonheur de travailler sur des productions que j’aimais et qui ont connu du succès (des Boys à Novecento). Bien sûr, l’expérience rend certaines choses plus faciles. Quand tu débutes, tu en connais moins, tu as deux ou trois façons d’exprimer certains sentiments; évidemment, avec le temps, tu raffines ton jeu, et les possibilités sont plus nombreuses. Là, tout devient une question de choix."
Qu’est-ce que le théâtre vous apporte de particulier pour que vous choisissiez de jouer dans Quelqu’un va venir, alors que vous pourriez vous contenter du cinéma et de la télévision?
"C’est essentiel pour moi de jouer au théâtre régulièrement, de façon à me remettre en question par rapport à des oeuvres inconnues, comme celle-ci. Malgré le fait qu’il n’y a pas beaucoup de mots et que les indications sont très précises, cette pièce demande beaucoup d’implication émotive. De là l’importance d’être juste dans le choix de ses émotions. Tu ne peux pas te réfugier derrière les mots, tellement il y en a peu."
ENCADRÉ
Sur la piste de Jon Fosse
Né en 1959 en Norvège, Jon Fosse a publié une trentaine de livres, surtout des romans mais aussi des recueils de poèmes, d’essais et des histoires pour enfants, avant de devenir un écrivain de théâtre; pour l’argent, avoue-t-il. Bouleversé de voir des ailes humaines pousser à ses mots, il a pris goût à l’écriture dramatique, qu’il considère comme une forme d’art minimaliste. Neuf de ses pièces ont été montées en Norvège, ainsi qu’ailleurs en Europe (Londres, Budapest, Paris, etc.). Pas étonnant que le rigoureux Denis Marleau s’intéresse à cet auteur du bout du monde, méconnu en Amérique; le metteur en scène d’Intérieur et des Aveugles, de Maeterlinck, a un faible pour les textes lents et dépouillés, autour desquels il façonne des spectacles d’une grande beauté picturale. Le but avoué de Fosse est de créer "des moments de théâtre où un ange est en train de passer sur scène". Parions sur le passage d’un visiteur ailé à l’Usine C…
Du 28 novembre au 14 décembre
À l’Usine C