Yves Desgagnés et Richard Morin : Fresque théâtrale
Pour clore en beauté le cycle des comédies de Shakespeare au TNM, YVES DESGAGNÉS plonge tête première dans l’univers fantastique du peintre RICHARD MORIN. Conçue en tandem, leur Nuit des rois promet d’en mettre plein la vue. Rencontre avec deux artistes qui voient grand.
En ce jeudi après-midi, la Galerie Simon Blais est étonnamment animée. Venus y découvrir le travail de Richard Morin, à la suggestion du metteur en scène Yves Desgagnés, quelques abonnés du TNM s’extasient devant les grands tableaux de l’artiste.
Après Le Songe d’une nuit d’été et Les Joyeuses Commères de Windsor, Yves Desgagnés termine son cycle shakespearien avec un projet exceptionnel: monter La Nuit des rois en collaboration avec un artiste peintre, comme l’avaient fait les Compagnons de Saint-Laurent avec Alfred Pellan dans les années 40. Pour ce faire, il a choisi Richard Morin, dont l’univers étrange colle parfaitement à celui du grand Will. Assis au milieu de la galerie sous le regard attentif de personnages au visage hyperréaliste, le peintre et l’homme de théâtre brossent le tableau de cette collaboration hors de l’ordinaire…
Yves Desgagnés a de la suite dans les idées. Sa fascination pour La Nuit des rois remonte 25 ans en arrière, alors que sa promotion de l’École nationale de théâtre jouait la pièce sous la direction d’André Brassard. "Le sujet des oeuvres de Shakespeare est toujours le même, amorce-t-il. Il s’agit de la conquête amoureuse, de la bataille pour mettre la main sur nos idéaux amoureux. Quatre cents ans plus tard, ce thème est toujours actuel, même si aujourd’hui, on peut se faire un chum ou une blonde par dépit, au lieu de consacrer sa vie à l’objet de ses fantasmes." Profonde de sens et légère d’apparence, selon la formule du metteur en scène, la pièce se déroule sur une île imaginaire, où une dizaine de personnages se livrent au jeu de la séduction. Parmi eux, une belle naufragée, convaincue que son frère jumeau est mort, se travestit pour entrer au service du duc Orsino dont elle est éprise, mais se retrouve obligée de faire en son nom la cour à la comtesse Olivia, qui s’amourache de cet envoyé très spécial…
De la scène à l’atelier
Séduit par cet habile dosage de comique et de tragique, Yves Desgagnés a convaincu la direction du TNM de lui permettre de travailler avec un peintre, comme dans le bon vieux temps. "En 1946, Pellan a maquillé les comédiens à la gouache, parce qu’il était impossible de trouver du maquillage, celui-ci étant fait à base de plomb, et le plomb ayant été réquisitionné pour la guerre. C’est cette version de La Nuit qui est à l’origine de la production présentée au TNM par Jean-Louis Roux. Ceci dit, la présence des peintres au théâtre remonte loin dans le temps; Picasso l’a fait et Léonard de Vinci a participé à toutes sortes de machineries théâtrales."
Puis, le metteur en scène a ouvert l’oeil. Séduit par l’affiche du Cheval-Théâtre, il voit chez Michel Tremblay une toile qui l’impressionne, et en découvre une autre qui le laisse pantois dans l’arrière-boutique du galiériste Simon Blais. Coïncidence? Toutes ces oeuvres sont signées Richard Morin. Il joint l’artiste… pour découvrir que ce dernier possède une formation de scénographe! Après des études à l’École nationale de théâtre, Richard Morin s’est exilé à Paris durant deux ans pour étudier le maquillage de scène et le dessin, avant de revenir au Québec, collaborant à des spectacles jeune public et travaillant comme maquilleur pour le Cirque du Soleil. Il y a 10 ans, l’artiste quittait le milieu théâtral pour se consacrer à sa carrière de peintre.
"Ses oeuvres, c’est Shakespeare. On y trouve le même mélange d’hyperréalisme et de "pas de bon sens" que dans La Nuit des rois, s’enthousiasme Desgagnés sous le regard amusé de son complice. Mon objectif, c’est que chaque scène ressemble à un tableau de Richard Morin. Qu’elle dégage la même émotion, la même humanité." En collaboration avec la costumière Judy Jonker, ils ont conçu un spectacle inspiré de l’esthétisme de Morin, jusque dans la musique (Jean Derome) et les éclairages (Michel Beaulieu).
Le gros du travail de conception s’est fait dans l’atelier du peintre. "Je proposais des textures, des photos, des images, des objets hétéroclites comme un bout de tapisserie, et on en discutait, se souvient Morin. Au bout de quelques rencontres, j’ai commencé à peindre un morceau de bois et à travailler une esquisse. Ç’a été notre point de départ." Pendant que l’un cherchait, l’autre observait. "Plus je le regardais, plus je me disais que la pièce devait se passer dans un atelier, confie Desgagnés. Les peintres sont des princes. Je me suis dit qu’il fallait que la pièce se déroule dans un lieu de liberté absolue." Le duc Orsino habitera donc à l’intérieur de deux tableaux, et les autres personnages surgiront eux aussi des cadres…
La traduction est de Normand Chaurette, qui s’est attaqué à son dixième Shakespeare. "Son travail est aussi moderne que pour Le Songe et Les Commères. Grâce à lui, il n’y a pas de décalage, on a l’impression d’avoir directement accès à l’oeuvre." Bon vendeur, Yves Desgagnés s’enthousiasme pour tous les interprètes choisis: sa muse Julie Vincent – qui reprend le rôle de Feste 25 ans plus tard -, Peter Batakliev, Isabelle Blais, Valérie Blais, Pierre Curzi, Frédéric Desager, Danny Gagné, Miro, Christophe Rapin, Daniel Rousse, Gilbert Sicotte, Catherine Trudeau, Alain Zouvi et le musicien aveugle Jean René.
Richard Morin s’emballe quant à lui lorsqu’il est question de l’ambitieuse quête des personnages de cette brillante comédie. "Orsino vit une quête d’absolu à travers ses tentatives de séduction qui ressemble à celle d’un artiste. Comme l’amour, la peinture est une quête, qui permet d’aller au bout de soi-même."
"On n’a pas fabriqué un spectacle, on l’a créé, conclut Desgagnés. Il reste à voir comment cette chose sera reçue, parce que c’est avec le public que le théâtre se passe, ou ne se passe pas." Quoi qu’il en soit, cette précieuse rencontre artistique s’annonce unique. Dès que le spectacle sera en route, les deux créateurs prévoient quitter le théâtre pour des chemins de traverse: Richard Morin retournera dans le silence de son atelier, tandis qu’Yves Desgagnés assure signer ici sa dernière mise en scène avant plusieurs années.
Du 10 décembre au 23 janvier
Au Théâtre du Nouveau Monde
Jusqu’au 18 janvier
Exposition à la Galerie Simon Blais (5420, boulevard Saint-Laurent)