Christiane Pasquier : Maux à mots
La grande écrivaine française Nathalie Sarraute a toujours traqué la vérité au-delà des mots. La comédienne CHRISTIANE PASQUIER monte sa pièce Elle est là , une oeuvre sur la liberté de penser.
"Nathalie Sarraute est une chasseuse de sensations. Elle tente toujours d’aller plus loin, de dépasser la zone où les mots figent… dépasser… dépasser… pour chercher en elle la petite chose qui est toujours vivante…" Christiane Pasquier parle comme écrivait la romancière, essayiste et dramaturge française d’origine russe, en choisissant avec soin des mots qu’elle laisse ensuite en suspension. Ces deux femmes de parole, l’une morte après avoir traversé tout le vingtième siècle, l’autre vive et rieuse, se rencontrent autour d’Elle est là , une pièce sur la liberté de penser. Ensemble, elles tentent d’aller au-delà des mots, aux limites de la conscience. En excursion sous les tropismes…
On dit que les mots usent la pensée. Nathalie Sarraute, elle, a toujours cru qu’il fallait chercher sous le langage, le soulever comme une pierre pour découvrir les drames intérieurs qui grouillent en dessous, ces ondulations de l’âme qu’elle nomme tropismes. C’est ce qu’elle fait dans Elle est là , avec de mystérieux personnages sans nom (H1, H2, H3 et F), "des porteurs d’énergie", selon Christiane Pasquier. Plongée dans l’univers sarrautien depuis l’été dernier, la metteure en scène garde toujours à portée de main sa "bible", un bouquin regroupant les oeuvres de Sarraute, dont dépassent des signets et des bouts de papier. Au cours des derniers mois, elle a dévoré – et re-dévoré, "parce qu’il est impossible d’aller dans les replis d’une telle pensée du premier coup, à chaque fois" – une grande partie des écrits de la pionnière du nouveau roman, à la recherche d’indices.
"J’ai cherché à comprendre comment elle avait pu devenir si éprise de vérité, au point de toujours reculer les frontières de ce qui peut être dit, et de passer sa vie en guerre contre ceux qui enferment tout dans des mots." Elle a trouvé quelques réponses dans Enfance (1983), un récit autobiographique teinté de pudeur. "Abandonnée toute jeune par sa mère, elle refusait déjà de se laisser enfermer dans ce que les gens disaient d’elle."
Considérée comme l’un des grands écrivains du siècle, Nathalie Sarraute a toujours mené une existence discrète. "Elle a vécu des heures d’angoisse terribles durant la Deuxième Guerre. Parce qu’elle était juive, elle a dû divorcer de son mari qu’elle aimait pour se cacher dans un village. Elle dit avoir été tellement chanceuse d’échapper à la mort qu’elle ne veut pas en parler, par respect pour ce que les autres ont subi."
Drame sur l’intolérance
Le silence occupe une place importante dans l’oeuvre de Sarraute. Dans Elle est là , un homme ne supporte pas qu’une femme refuse de débattre avec lui d’une idée. Obsédé par cette opinion divergente, qu’il devine tapie dans l’esprit de sa collègue, il tente de la détruire, de la remplacer par sa vérité, LA vérité. D’une situation assez banale, Sarraute a tiré un fascinant drame sur l’intolérance.
"Comme disait Pirandello, à chacun sa vérité! lance en riant la metteure en scène (Les Femmes savantes, Credo), assise dans la salle de répétition du théâtre de la rue Saint-Laurent. Elle est là est d’abord une pièce sur la manie de tout enfermer dans les mots, mais aussi sur l’enfermement, chacun dans sa vérité. C’est pour cela qu’on a besoin de la civilisation, bien qu’elle soit insuffisante, on le voit bien avec toutes ces guerres…" Choquée par la fermeture d’esprit des dirigeants politiques, celle qui a prêté sa voix à Racine, Koltès et Chaurette s’emporte. "Je me demande bien quelle est sa vérité, à Bush, et même s’il en a une! C’est tellement enrageant de le voir jouer au cow-boy! Et c’est pour cela que le texte de Sarraute me fascine, parce qu’on y retrouve le germe de quelque chose qui ne va pas, le germe de ce qui fait qu’une guerre éclate."
Pour mettre le public en appétit, une "entrée en mots" sera servie en première partie du spectacle. Ce prélude regroupe des extraits du roman Entre la vie et la mort, dans lequel un écrivain et son double s’affrontent. "On est toujours sur la ligne de feu avec Sarraute! Et c’est aussi comme cela dans la vie, même si on ne s’en aperçoit pas toujours." Entre la vie et la mort nous entraîne en terrain connu, "dans ce pays au fond de soi, où puisent les créateurs, ajoute Christiane Pasquier. Toute recherche part de là, même le jeu. On répète… on répète… on répète… cela devient obsessionnel, on ne sait pas ce qu’on cherche dans un texte… et à un moment donné ça y est, quelque chose surgit des mots, quand on a enfin réussi à les transcender".
Pour relever ce défi, la metteure en scène compte sur les comédiens Daniel Gadouas, Claude Lemieux, Danièle Panneton et Jean Marchand. "Je les ai choisis parce que ce sont des artistes à la recherche d’absolu, épris d’authenticité. Ils ont l’habitude de creuser… de creuser… jusqu’à la sensation."
Du 21 janvier au 15 février
À la Salle intime de l’Espace Go