

Elle est là : Idée fixe
"Les mots." C’est par ceux-ci, justement, que débute le petit spectacle consacré à Nathalie Sarraute à l’Espace Go. L’écrivaine française, qui savait qu’ils sont dangereux, piégés, n’avait de cesse de débusquer ce qu’ils cachaient. Dans Elle est là , les mots prennent donc toute la place.
Marie Labrecque
Photo : Yves Renaud
"Les mots." C’est par ceux-ci, justement, que débute le petit spectacle consacré à Nathalie Sarraute à l’Espace Go. L’écrivaine française, qui savait qu’ils sont dangereux, piégés, n’avait de cesse de débusquer ce qu’ils cachaient. Dans Elle est là , les mots prennent donc toute la place.
On pourra d’ailleurs regretter l’abstraction sans concession d’un prologue qui risque d’en rebuter plus d’un. Composé d’extraits de deux romans de Nathalie Sarraute, Entre la vie et la mort et Ici, ce hors-d’oeuvre très littéraire – mais qui ne dure qu’une vingtaine de minutes – présente une succession de mots dans toute leur nudité. Plutôt obscur, comme entrée en matière. Dommage, car Elle est là , la courte pièce qui suit, se suffit en elle-même.
Une intonation mal placée (Pour un oui ou pour un non), une divergence d’idée qu’on garde pour soi: Sarraute s’intéresse à ce qui semble de prime abord d’insignifiants détails. "Je m’accroche à ces moments où quelque chose d’invisible est en train de se passer, qui produit un vague malaise, j’essaie (…) de le regarder au microscope, de le développer, au ralenti, pour essayer de faire passer cette sensation", disait l’auteure.
C’est ce qui se passe dans cette pièce publiée en 1978, où un homme (Jean Marchand) devient obsédé par l’opinion dissidente qu’il pressent chez sa collaboratrice (Danièle Panneton), même si elle refuse d’en débattre. Craignant qu’elle ne se répande, il en viendra à vouloir détruire cette idée que son associée garde jalousement pour elle, emmurée dans son silence défiant. Sorti de nulle part, un compagnon anonyme (Daniel Gadouas) le rejoindra dans son combat pour La Vérité, qui prendra des accents d’une étonnante violence.
Les idées sont considérées ici comme des entités quasi vivantes, qui ne demandent qu’à grandir, qu’il faut protéger ou chérir. Tandis que les humains, affublés de titres dépersonnalisés (H1 ou F), sont plus ou moins réduits à des "porteurs d’idées"…
L’argument d’Elle est là semble au départ incroyablement ténu et abstrait. Et pourtant, Nathalie Sarraute tire un drame fascinant et très fouillé de ce petit désaccord. Drame intime mais aux résonances universelles et lourdes de sens, une véritable guerre des idées, à l’échelle de quelques individus. De l’intolérance intellectuelle, l’auteure nous mène très loin, "tout au fond de la solitude" humaine, au-delà des mots, là où chaque être est inatteignable.
Christiane Pasquier a transposé cet univers avec soin et sérieux. C’est même un petit peu lourd par moments, appuyé dans l’intention, orphelin de toute légèreté. Mais la metteure en scène a dirigé avec rigueur des comédiens (au nombre desquels on compte aussi Claude Lemieux) qui portent avec précision ce drame au scalpel, dans lequel ils n’ont guère de personnages incarnés pour s’appuyer. Jean Marchand est particulièrement impressionnant.
Au sortir d’un siècle sanglant qui a beaucoup sacrifié les humains au profit d’idées aberrantes, Elle est là porte un avertissement très actuel contre l’intégrisme – d’autant plus universel que l’"idée" en question n’est jamais précisée. Ses personnages veulent y obtenir non seulement l’"abjuration", mais aussi la "conversion" de celle qui ne pense pas comme eux.
S’enfermer dans une vérité, la sienne, qu’on croit seule valable – qu’elle soit d’ordre religieux, économique ou politique – est un réflexe bien humain dont on n’a pas fini de mesurer les conséquences fâcheuses…
Jusqu’au 15 février
À l’Espace Go