Amelia – Entrevue avec Edouard Lock : Fines pointes
Joint en plein rush de fin de tournage d’Amelia version vidéo, EDOUARD LOCK nous parle de ce qui entoure la création de sa dernière pièce et fait un retour sur son parcours.
Amelia
nous arrive enfin après avoir été vu par une partie de l’Europe: éclairage blanc intégral, panneaux de dentelle d’acier, rythme musical uni, danse complexe et ultrarapide… et souliers de pointes.
Athlétiques, grandes et puissantes, les muscles bien découpés dans leur costume semi-transparent, les danseuses sur pointes d’Amelia ne correspondent en rien à l’image de fragilité de la ballerine. "Il fallait garder le côté hyper-physique que la femme avait toujours eu dans mes spectacles, sinon je ne l’aurais pas fait", précise le chorégraphe entre le tournage de deux scènes. Déjà, avec Human Sex, il se plaisait à briser les symboles de la danse, en mettant un tutu à une Louise Lecavalier puissante et survoltée.
Mais son intérêt premier dans les pointes est tout autre. "En fait, ce que j’aime des pointes, c’est le fait qu’elles soulignent le côté graphique du corps. La pointe définit le corps d’une façon linéaire. Une certaine verticalité est aussi associée à la position pointe. Ce qui m’intéressait, c’était l’idée de jouer avec ce potentiel: toute variation qui sort du vertical, d’une situation où tout est posé, présenté ou affiché est remarquée."
Ce même Edouard Lock qui, il y a 20 ans, demanda à une danseuse de soulever son partenaire masculin nous propose aujourd’hui un homme sur pointes. "En fait, j’avais l’idée depuis longtemps, mais je ne pouvais pas l’exploiter parce qu’il fallait quelqu’un qui ait étudié cette technique longtemps pour pouvoir le faire sans que ce soit une caricature. Et lui [Billy Smith], il le fait bien, il le fait dignement et aussi bien que les femmes. C’est ce qui est intéressant. C’est un grand gars avec de grands pieds…" Et il s’exécute en élégant complet, tout comme les autres danseurs.
Anecdote et ambiance
Ce danseur travesti, arrivé dans la compagnie en même temps que la plupart des danseurs d’Amelia, est donc comme un cadeau du destin puisqu’en amorçant sa création, Lock évoquait déjà le souvenir d’anciens camarades travestis. "Ça fait plus de 20 ans que je les ai vus, donc ce ne sont que des bribes de souvenirs… C’est un monde que je trouvais très accueillant, très chaleureux, très confortable. Quand on est jeune, on ne sait pas ce qu’on va faire, on se sent insécure. Je me rappelle que quand j’étais avec eux, dans leur monde, j’arrêtais de me poser des questions et je me sentais bien. J’ai toujours voulu retrouver le feeling qu’ils me donnaient. Mais est-ce que ça se retrouve clairement dans la pièce? Ça, je ne pourrais pas le dire." Et il n’est pas nécessaire que le public retrouve des échos de cette histoire en voyant la pièce.
Des histoires, Lock ne veut pas en raconter. Le contexte de ses pièces se veut neutre, vaste, indéterminé, donc ouvert pour le spectateur qui pourra en faire une expérience personnelle. Bien qu’on associe les spectacles de La La La avec le multimédia, son chorégraphe affirme: "Je ne pense pas qu’une oeuvre de danse ait besoin d’autre chose que de la danse", sauf peut-être de la lumière qu’il considère comme "porteuse de la danse" puisqu’elle permet de montrer ou de faire disparaître des choses.
Excès et tendresse
Edouard Lock considère Exaucé et surtout Amelia comme ses oeuvres les plus chargées de détails. "J’ai revu des pièces que j’ai faites dans le passé et qui me semblaient très excessives et ça me paraît maintenant très peu excessif. La sensation d’excès et de complexité de mes pièces est peut-être le reflet d’une société qui est de plus en plus complexe. Je pourrais aller dans l’idéalisation, mais j’aime mieux refléter sans juger que présenter quelque chose qui serait idéal pour moi."
Plusieurs critiques ont souligné les manifestations de tendresse équivoques dans Amelia. Pourtant, son créateur a l’impression que sa vision a toujours été empreinte de tendresse, même lorsque ses couples se rentraient littéralement dedans. "Il y avait quand même une chaleur sous-jacente à tout ce qui se passait d’excessif dans le spectacle, un désir de se nouer à quelqu’un, de se rapprocher de quelqu’un. Il y avait un certain courant romantique et je pense que c’est resté."
Gloire et insécurité
Les neuf danseurs d’Amelia, dont seulement deux (Zofia Tujaka et Jason Shipley-Holmes) dansaient déjà dans Exaucé, sont tous des athlètes. Mais si les chorégraphies d’Edouard Lock sont très exigeantes physiquement, la plus grande difficulté qu’il impose à ses danseurs est celle de devoir renouveler sans cesse leur regard sur une pièce qu’ils danseront pendant deux ans. Rien de figé avec cet homme qui carbure à l’insécurité. "On n’est jamais bien assis et c’est difficile de rester insécure pendant deux ans. C’est irritant de se dire que plus on fait une chose, moins on la comprend."
Depuis deux ans, les honneurs pleuvent sur le chorégraphe qui aura bientôt 49 ans: chevalier de l’Ordre national du Québec, officier de l’Ordre du Canada, Prix Denise-Pelletier… Certains critiques le sacrent parmi les meilleurs chorégraphes au monde, les commandes d’oeuvres arrivent de partout.
Edouard Lock croit pourtant que le public se moque des prix et des critiques. "C’est un processus très personnel", dit-il. En fait, le public le plus exigeant de La La La est peut-être celui d’ici. "Quand quelqu’un ne nous connaît pas, la nouveauté entre en jeu, mais quand ça fait 15 ou 20 ans que les gens viennent nous voir, ils ont des points de comparaison et ils sont d’autant plus difficiles vis-à-vis ce qu’on présente."