Brigitte Haentjens : Scènes de la vie conjugale
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Brigitte Haentjens : Scènes de la vie conjugale

Avant de monter L’Eden Cinéma de Duras au FTA, BRIGITTE HAENTJENS fait une infidélité au sombre théâtre d’exploration dont elle est coutumière en mettant en scène trois farces de… Feydeau. Ciel, une comédie! Mais dans Farces conjugales, le vaudevilliste sort du placard pour creuser les rapports de pouvoir au sein du couple. Attention, auteur à redécouvrir…

Brigitte Haentjens s’offre un rôle à contre-emploi. Cette créatrice de spectacles exigeants, qui explore la souffrance et la noirceur de l’existence depuis une vingtaine d’années, se lance dans la comédie, et trois fois plutôt qu’une! Pour l’occasion, elle dirige Marc Béland, Anne-Marie Cadieux, James Hyndman, Marie-France Lambert, Hélène Loiselle et Albert Millaire, entre autres, dans trois courtes farces de Feydeau aux titres éloquents: Mais n’te promène donc pas toute nue!, Feu, la mère de Madame et On purge bébé. Qu’en fera-t-elle? C’est la question que tous lui posent depuis quelques mois, sourire en coin. "Mon objectif n’est pas d’en faire une relecture tragique, mais que ça pétille, que ce soit drôle." Ouf. Coup d’oeil sur un objet de curiosité.

Dans ces Farces conjugales écrites en fin de carrière, Georges Feydeau se penche avec férocité sur les dissensions du couple. Il délaisse le vaudeville pour se concentrer sur le potentiel burlesque de la vie à deux. En y regardant de plus près, on peut comprendre que la metteure en scène des torturés Hamlet-machine et Mademoiselle Julie, celle qui s’est mesurée entre autres à Camus, August Strindberg, Sophocle, Bernard-Marie Koltès, Ingeborg Bachmann et Heiner Müller, se soit intéressée à ces farces, où elle retrouve certains de ses thèmes de prédilection, comme les rapports de pouvoir et la dualité homme-femme.

Dans Feu, la mère de Madame (1908), un mari de retour aux petites heures du matin d’une soirée où les modèles nus étaient à l’honneur déclenche la colère de sa femme en lui déclarant qu’elle a les "seins en portemanteau"; dans On purge bébé (1910), une épouse utilise un client potentiel de son mari pour convaincre son enfant d’avaler un laxatif; Mais n’te promène donc pas toute nue! (1911) présente une femme qui se balade chez elle en petite tenue, au grand dam de son mari. Trois beaux défis pour la metteure en scène, qui s’est creusé la tête pour "trouver le comique de chacun des couples"…

"Il est étonnant de constater à quel point, malgré les avancées formidables dues au féminisme, la vie de couple a si peu évolué, si ce n’est le fait que les femmes ont acquis une certaine indépendance économique, remarque-t-elle. Le rapport conjugal, le rapport de force dans le ménage reste très actuel." Selon elle, ce spectacle balaiera nos préjugés sur le dramaturge français, qu’elle considère comme un précurseur de Beckett.

"Ses pièces parlent de la folie de contrôle des hommes. Les femmes apparaissent assez libres, malgré leur condition économique, tandis que les gars s’accrochent désespérément à un contrôle qu’ils n’arrivent pas à garder. La liberté de leur femme les rend fous!"

Une écriture totalitaire
Ce projet, qui lui est d’abord apparu comme une occasion de "changer d’air artistique", se révèle plus exigeant que prévu. "J’ai découvert que c’est très fragile, la comédie. Contrairement au drame, il y a une sanction immédiate. On sait tout de suite si cela marche ou pas." Pour cette créatrice à la signature forte, il n’a pas été facile de s’effacer devant le tout-puissant Feydeau. "L’écriture de Feydeau est totalitaire. Il ne laisse aucun espace pour un autre langage. Cela t’oblige à une espèce de modestie, d’humilité, assez éprouvante. Et tu t’aperçois que ce n’est pas parce que c’est aisé à comprendre que c’est facile à faire!"

Il s’agit avant tout d’un théâtre d’acteurs, soutient-elle, ajoutant en riant que la dynamique entre l’acteur et le metteur en scène ressemble à celle du couple chez Feydeau, "c’est-à-dire que c’est une tentative permanente de prendre le contrôle, tandis que les acteurs luttent contre leur dépendance et leur soumission à l’oeuvre"!

Cet univers comique exigeait des comédiens qui ne craignent pas le ridicule. Brigitte Haentjens a recruté ses grands complices Marc Béland, Louise de Beaumont, Anne-Marie Cadieux, James Hyndman, mais aussi Hélène Loiselle et Albert Millaire. "Ce sont deux monuments pour moi. Des acteurs que je respecte énormément et qui m’intimidaient beaucoup." Plus que la matière vivante, les objets ont tourmenté cette apôtre du dépouillement. "Cela fait des années que je n’avais pas mis un meuble sur scène! Le défi a été de trouver un cadre formel qui soit unificateur mais qui permette à chaque pièce d’avoir sa couleur, son esthétique."

Le sourire de la joyeuse metteure en scène s’élargit encore lorsqu’il est question de ses collaborateurs à la conception du spectacle. La costumière Julie Charland lui ouvre les portes d’un univers nouveau, celui des raves et de la culture destroy; la scénographe Anick La Bissonnière est "une fille brillante, extraordinaire"; et l’électroacousticien Robert Normandeau, un être étonnant. "Ce qu’il m’a proposé est complètement capoté, proche de la bande dessinée, de l’univers visuel des Temps modernes."

Cette référence aux débuts de l’industrialisation allume Brigitte Haentjens. "Les personnages se retrouvent dans une espèce de spirale, et c’est comme s’ils n’avaient plus le contrôle sur leur vie, ce qui ressemble beaucoup à ce que nous vivons aujourd’hui. Cet aspect de l’oeuvre m’a beaucoup intéressée, parce qu’au-delà du rire, on sent l’angoisse de l’individu. Comme tout le monde, je pensais que Feydeau, c’était uniquement des histoires de mari dans le placard… Mais c’est beaucoup plus."

Pour convaincre ceux qui en douteraient encore, la metteure en scène et son équipe ont eu ce qu’elle appelle en riant une petite coquetterie, qui est de concevoir un décor sans entrées apparentes. "Il n’y en aura pas, de portes qui claquent!"

Du 11 mars au 5 avril

Au Théâtre du Rideau Vert