Sophie Faucher : Descente en Kahlo
Scène

Sophie Faucher : Descente en Kahlo

Avec Apasionada ou La Casa Azul, une pièce sur Frida Kahlo, SOPHIE FAUCHER signe son premier texte, que ROBERT LEPAGE met en scène. Dans le destin hors du commun de la peintre mexicaine, la comédienne trouve, enfin, un reflet de sa propre quête.

Avec Apasionada ou La Casa Azul, une pièce sur Frida Kahlo, SOPHIE FAUCHER signe son premier texte, que ROBERT LEPAGE met en scène. Dans le destin hors du commun de la peintre mexicaine, la comédienne trouve, enfin, un reflet de sa propre quête.

Je la connais fort peu. Néanmoins, je peux affirmer, sans crainte de me tromper: à l’instar de Frida Kahlo, qu’elle incarne depuis peu sur la scène de la Bordée, il existe deux Sophie Faucher.

Il y a d’abord la personnalité publique, énergique, excentrique, mondaine et passionnée. Celle-ci, née sous les feux de la rampe, fille du réalisateur Jean Faucher et de l’actrice Françoise Faucher, maîtrise depuis sa tendre enfance l’art d’être en représentation. Puis, il y a l’autre. La femme fragile, vulnérable, sensible et terriblement émotive. Celle-là a très peur d’oublier son texte…

Plus de 10 années se sont écoulées depuis que Sophie Faucher est tombée amoureuse de la vie, de l’ouvre et du mythe Frida Kahlo. Elle a tout lu et tout vu sur Frida. Elle en a parlé à la radio et ailleurs. Elle a fait un pèlerinage au Mexique sur ses traces. Puis, elle a décidé d’écrire une pièce sur cette peintre célèbre.

Au début, Sophie Faucher a cogné à plusieurs portes. En vain. On ne prenait pas au sérieux cette actrice fonceuse qui "voulait se créer un rôle". La sentant découragée, son mari lui demande avec qui, idéalement, elle aimerait travailler. Robert Lepage… avance-t-elle sans conviction. "Mais demande-lui, joue le tout pour le tout, et envoie ton projet à sa compagnie, Ex Machina", suggère son époux. Elle le fait, comme on lance une bouteille à la mer.

"Mes affaires n’aboutissaient plus, se souvient-elle. Chez moi, j’avais une reproduction d’une ouvre de Frida accrochée au mur du salon. En passant devant, j’avais l’impression que Frida me surveillait. J’en étais obsédée… Puis, un jour, le tableau est tombé par terre. Et là, je me suis dit: "C’est ça, Frida, tu me laisses tomber maintenant!" Je l’ai engueulée, puis je l’ai suppliée de m’aider…" Le lendemain, Ex Machina lui répondait! Lepage était intéressé par son projet. Il voulait la rencontrer à Québec. Durant cette rencontre, elle convaincra le metteur en scène le plus occupé de la planète de produire et de créer son spectacle!

Le fruit de leur travail, Apasionada (La Passionnée), a enfin vu le jour au Théâtre de Quat’Sous à Montréal, avec Patric Saucier dans le rôle de Diego Rivera, et Lise Roy, qui incarne de multiples personnages. Profitant de la renommée d’Ex Machina et du créateur de La Face cachée de la lune, la comédienne a présenté, en 2002, le spectacle en tournée à l’étranger (Europe, Japon…).

Le rêve d’une actrice
Cette création représente tout un défi pour la comédienne. Elle n’avait pas été autant habitée par un projet depuis L’Annonce faite à Marie de Claudel, dirigée par Alice Ronfard… en 1985. Bien sûr, d’autres beaux personnages se sont retrouvés sur le chemin de sa carrière: Barbara, la séductrice solitaire d’Inventaires de Philippe Minyana, à l’Espace Go; l’Antigone d’Anouilh dans une production hélas ratée au Rideau Vert. Mais son casting se rapprochait plus du léger que du grave. Davantage Musset que Racine, disons.

Or là, Frida Kahlo – une femme qui avait la détermination de Lady Macbeth, la vulnérabilité de Blanche Dubois, en plus de la grandeur d’âme d’Andromaque -, c’est le personnage que toute comédienne rêverait d’incarner. "C’est un gros mandat! On ne peut pas aborder la vie de Frida Kahlo sans s’investir à fond. La prochaine fois, je m’attaque à un sujet léger. Pourquoi pas une femme qui a toujours vécu dans la ouate? Mais il n’y aurait pas de show. Les gens heureux n’ont pas d’histoire…"

Frida Kahlo a plus qu’une histoire: elle a un destin. Née en 1907, trois ans avant le début de la Révolution mexicaine, la peintre et conjointe de l’artiste Diego Rivera a cultivé ses contradictions comme d’autres, leur jardin. Femme à la fois forte et fragile, radieuse et souffrante, épouse fidèle et grande séductrice (elle a été la maîtresse de personnages célèbres, tels Léon Trotski et Georgia O’Keeffe); féministe avant la lettre, mais proche de la tradition mexicaine; communiste et antiaméricaine, mais aussi bourgeoise frayant avec le milieu de la mode new-yorkais… Même sa relation avec l’ogre Diego Rivera, qui a survécu à plusieurs séparations et trahisons, représentait une énorme contradiction. "C’est le mariage d’une colombe et d’un éléphant", avait lancé le père de Frida à l’annonce de leurs épousailles.

"Je crois que chaque femme est multiple et changeante, reconnaît Sophie Faucher. Et là, j’incarne une femme pleine de paradoxes. J’adore ce genre d’existence en dents de scie, bourrée de contradictions, de remises en question, d’amitiés et d’inimitiés. Ce n’est pas une vie reposante!"

Frida Kahlo a connu le succès posthume. De son vivant, elle a eu droit à seulement deux solos (l’un à New York en 1938, l’autre à Mexico en 1953). C’est une survivante. Souffrante et alitée à 18 ans (un accident lui a fracturé la colonne et une jambe), elle commence à peindre après que sa mère eut installé un miroir au plafond de son baldaquin. Ce qui explique le fait que son corpus comprend une grande quantité d’autoportraits. Sa réalité, c’est aussi la douleur physique. Là encore, ses toiles expriment ce sentiment sans équivoque.

"Toutefois, je ne veux pas qu’on retienne uniquement sa souffrance et son malheur, dit l’interprète. J’ai envie que le public découvre aussi son humour, sa vitalité, sa délinquance, son côté démone, sa folie, et sa soif de liberté. Le Mexique est un pays tellement riche en couleurs, en coutumes, en croyances et en mythologies que je me suis dit qu’il y avait tout pour faire un spectacle de théâtre.

La douleur, le miroir, l’obsession de son image, l’enfance solitaire, mais aussi la création, l’humour, la liberté: voilà des thèmes propres au théâtre de Robert Lepage. Le metteur en scène a juxtaposé sa poésie visuelle très branchée et actuelle à celle, surréaliste et mythique, de Frida Kahlo. Un mariage heureux.

Pour écrire Apasionada, Sophie Faucher s’est inspirée du journal intime de Frida étalé sur les 20 dernières années de sa vie. La scène se passe à la Maison bleue, où le couple habitait, en banlieue de Mexico, en 1953, le soir du vernissage de son exposition, alors que Frida dialogue avec la mort… "Ce n’est pas une biographie, c’est notre Frida à nous, explique l’auteure. C’est une proposition à partir de sa parole de femme, de poète, de visionnaire. J’ouvre une page du journal de Frida Kahlo et je me dis je n’ai pas le droit de me plaindre de ma vie. Elle avait une force, une intensité, une authenticité. Elle mordait dans l’existence, ce n’est pas parce qu’elle avait une jambe plus courte que l’autre qu’elle se disait handicapée. Ce n’est pas parce qu’elle était timide et arborait un visage dur qu’elle s’empêchait de séduire et d’être magnifique."

Car, malgré la souffrance, la maladie, les événements qui s’acharnaient sur elle, Frida Kahlo refusait de se morfondre. Elle estimait davantage la légèreté de la vie que la profondeur des ténèbres. "Rien n’est plus ridicule que la tragédie, a-t-elle écrit dans son journal. Rien n’est plus important que le rire."

"Je suis comme ça aussi, lance Sophie Faucher, je me donne le droit de rire de moi, d’être folle, flamboyante, afin de mettre un peu de poésie dans la grisaille du quotidien. Vous savez, durant les répétitions, j’ai souvent pensé à une artiste québécoise qui avait la même vitalité que Frida Kahlo: c’est Marcelle Ferron. Elle a eu le cancer des os très jeune. Elle a connu bien des difficultés. Or, elle s’est battue toute sa vie pour créer de la beauté et de la lumière."

Jusqu’au 5 avril

Au Théâtre de la Bordée
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