Gilles Maheu : Carbone 14
Deux ans après Silences et Cris, GILLES MAHEU retrouve Carbone 14 pour créer La Bibliothèque ou ma mort était mon enfance. Une oeuvre aux thématiques personnelles, qui rend hommage à ce temple de la connaissance qui a transformé sa vie au début de l’âge adulte. Le metteur en scène de Notre-Dame de Paris et de Cindy nous parle de l’importance de la culture, la pauvreté intellectuelle et la richesse matérielle…
Homme de silences et de corps avant tout dans ses spectacles, Gilles Maheu doit pourtant sa vocation aux livres. Plus précisément à un événement fondateur: son premier emploi à la Bibliothèque nationale du Québec, à 20 ans. Trente-quatre ans plus tard, il évoque cette découverte fondamentale de la connaissance dans sa nouvelle création, La Bibliothèque ou ma mort était mon enfance, qui fait écho à ce que le directeur artistique de Carbone 14 nomme ses "deux vies". Celle qu’il a connue dans le milieu défavorisé de sa jeunesse, et son existence transcendée par la culture, à partir de l’âge de vingt ans.
"J’ai toujours voulu faire un spectacle là-dessus, parce que si je suis un homme de théâtre aujourd’hui, c’est à cause de la bibliothèque, raconte Gilles Maheu. C’est un peu ce qui m’a sorti de la délinquance. J’avais été renvoyé l’école – parce que j’écrivais des poèmes français pendant les cours d’anglais; je me trouvais des petites jobs d’usine. Et un jour l’orienteur m’a proposé ce travail de commis de bureau à la Bibliothèque nationale. C’était un monument qui à la fois m’attirait et me faisait peur. Parce que je venais d’un milieu sans culture: petit, j’ai jamais vu de livres chez moi, en dehors d’Allo Police et du Readers’ Digest…"
Il accepte pourtant, et pendant deux ans, dévore des livres à longueur de jour – au lieu de les tamponner! "J’étais un très mauvais fonctionnaire! se rappelle le créateur, hilare. La table était pleine de livres qui s’accumulaient. J’étais protégé par deux collègues féminines, qui sentaient probablement mon besoin et me laissaient faire – et aussi par ma convention collective, qui m’a beaucoup aidé… Et puis, j’ai commencé à suivre des cours de mime. Je me suis vraiment accroché au mime et au théâtre. J’avais besoin de racines. Parce que dans ma famille, il n’y avait pas d’enracinement."
Gilles Maheu n’est plus un lecteur boulimique. Plutôt un lecteur très exigeant. Hommage "aux auteurs, aux lecteurs, à l’écriture et au pouvoir de l’imaginaire", La Bibliothèque ou ma mort était mon enfance trace un voyage à travers certaines lectures, via un personnage de lectrice, jouée par Ginette Morin. "J’aime beaucoup la prose poétique, donc je visite Marguerite Duras, Christian Bobin, Alessandro Baricco. Il y aura plus de texte que jamais: peut-être un quart du spectacle." Pour un show de C14, c’est beaucoup…
Le silence est d’art
En investissant un nouvel espace, l’auteur du Dortoir et de La Forêt rend aussi hommage à ce lieu de silence qu’est la bibliothèque. "Il ne reste pas beaucoup de lieux de silence maintenant: les églises et les bibliothèques. On est une société bruyante, agressive, guerrière – et là je ne fais pas de jeux de mots. La bibliothèque est aussi un lieu de spiritualité, où on entre dans un univers, et dans le pouvoir de l’imaginaire, avec un certain recueillement."
Et plus qu’aux mots, l’oeuvre de ce poète scénique est liée au silence. Pour le créateur de Silences et Cris, le silence est peut-être sa façon de contester le vacarme ambiant d’une société qui ne pèse pas ses mots… "C’est peut-être la continuité de mon travail, ou de ma révolte, maintenant que mes spectacles sont moins violents qu’à une certaine époque – encore que… Et les textes que j’ai choisis viennent tous d’écrivains pour qui le silence est très important dans leur écriture. Pour moi, le mot a du sens s’il m’amène à une réflexion. C’est ce que je cherche à faire avec le corps. C’est pour ça qu’il y a beaucoup de ralentis dans mes shows: le poids de chaque geste doit amener à un monde intérieur. Et faire partir la machine à penser."
La Bibliothèque… célèbre d’abord l’importance de la culture, au sens large. La connaissance, la curiosité intellectuelle. Une soif de savoir qu’il portait en lui, et qu’il conserve toujours. Cet autodidacte en connaît la valeur, pour avoir grandi dans un milieu qui en était privé. "La culture n’existait pas, seulement le coeur – et c’est la base. Ma mère m’a vraiment donné tout l’amour dont j’avais besoin, même s’il y avait de la violence du côté de mon père. Mais je pense que même sans argent, si on a la connaissance de comment fonctionne le monde, la capacité de s’évader à travers des lectures ou l’imaginaire, de comprendre pourquoi les choses arrivent, on peut mieux s’en sortir."
Pour Gilles Maheu, la pire des pauvretés est culturelle. "Ça me fascine chaque fois que je vais à Cuba, quand je parle à des gens. Ils n’ont rien, mais ils ont un système d’éducation développé. Évidemment, il y a d’autres problèmes… Mais au moins, ils ont une compréhension sociale et politique du monde, qui souvent fait défaut dans notre grande démocratie nord-américaine. La misère aux États-Unis est pour moi beaucoup plus grave que celle de Cuba."
Que serait devenu le metteur en scène des Âmes mortes sans cet accès à la culture? Quelqu’un d’autre, qu’il ne regrette évidemment pas. "Ce que j’ai aujourd’hui, ce métier de créateur, cette capacité à dire, c’est un fabuleux pouvoir. Même la parole. Moi j’ai été un enfant presque autiste, muet, qui a parlé tardivement. Quand je vois qu’aujourd’hui des générations entières se créent un mutisme en réduisant leur vocabulaire à trois mots… Bon, c’est un effet de mode. Mais c’est terrible, pour moi (rires). Quand t’es pour vrai un enfant muet qui souffre, tu veux apprendre! Alors quand tu en as la capacité, tu sautes dessus."
Avec cette création qui puise à des sources très personnelles, où il s’est entouré d’artistes de qualité (le musicien Claude Lamothe, le scénographe Michel Goulet, l’éclairagiste Axel Morgenthaler), le volubile artiste de 54 ans a l’impression de boucler une boucle: 35 ans de vie dans un monde de culture. "Et je viens d’avoir un enfant. J’ai longtemps reporté cette échéance, pour toutes sortes de raisons, retardé le moment de devenir adulte, et père. Et là c’est un bonheur très présent dans ma vie. L’espèce de lumière de la paternité cicatrise beaucoup de choses." Elle lui permet notamment de traiter enfin de ce sujet sur lequel il avait commencé à oeuvrer voilà 7 ans, mais qu’il ne se sentait pas prêt à aborder. À évoquer la violence faite aux enfants, l’enfance à protéger.
Pour Gilles Maheu, c’est là un spectacle important à plusieurs niveaux. "Comme Silences et Cris, La Bibliothèque… est une quête du bonheur, mais par la connaissance. Il ne faut pas abandonner la culture. Je pense que ça peut rendre le monde meilleur. Si je décide de dire ça actuellement, c’est parce que je pense qu’il y a quelque chose qui est en péril: une certaine idée de la culture, de la connaissance, et de la vraie démocratie. J’associe connaissance et liberté: plus on comprend, plus on devient libre. Mais la démocratie, ce n’est pas le rabâchage de la même information 45 fois par jour comme une pub, jusqu’à ce qu’on l’achète…"
Il reproche aussi à la culture d’adopter de plus en plus "un système de productivité, où on applique les règles de l’industrie, donc du commercial. Comme on le fait partout! En éducation, en santé. Ce n’était pas du tout comme ça il y a 15 ans. Les artistes de ma génération ont eu une liberté de création très grande. Ceux qui débarquent aujourd’hui ne l’ont pas."
Paradoxal, non, ce discours sur l’industrialisation de la culture dans la bouche du metteur en scène de musicals? "On a tous nos paradoxes, rétorque-t-il. Mais on doit tous vivre aussi. Gilles Carle est en train de mourir sur un lit d’hôpital. Un grand artiste. Il n’a pas de fond de pension, rien. Moi je ne crèverai pas de même! Je suis un petit cul de la rue, c’est mon côté street-wise… Je suis pas un fonctionnaire de la culture, moi: quand on ne m’aime plus, on me jette. Et avant de mourir, on nous ressort à la télé pour nous donner un prix ou des médailles… Faire de l’argent au Québec, c’est un gros problème. Surtout quand on est un artiste." Il ne voit pas pourquoi il gagnerait moins que l’artiste, parachuté animateur, qui l’interviewe à la télé…
Pas du tout sur la défensive, Gilles Maheu avoue que la soudaine manne de Notre-Dame de Paris l’a "fucké pendant un petit bout de temps", mais qu’il y a surtout gagné une indépendance financière qui lui donne "dix fois plus de liberté de création". Avec Notre-Dame, dont il est fier, le futur Don Juan, prévu pour février 2004 (mais qui aurait imaginé, il y a seulement quelques années, Gilles Maheu associé au producteur Guy Cloutier?) et même le peu féerique Cindy où il a donné un coup de main, "d’abord par amitié", le metteur en scène trouve aussi un défi différent. "Ici, c’est un cocon sécurisant. De temps en temps, c’est à la fois dérangeant et le fun d’en sortir pour devoir être créateur à l’intérieur d’une autre culture. Ça faisait des années que je travaillais sur moi-même. De me décoller le nez de mon univers pour simplement faire mon métier de metteur en scène, que j’ai repris après 20 ans, m’a permis de retrouver une plus grande liberté dans ma propre création. Je l’avais retrouvée dans Silences et Cris, et encore plus dans celle-ci."
Entre l’artiste qu’il est devenu au contact de la Bibliothèque et le street guy qu’il a été, Gilles Maheu sait bien qu’il vaut mieux, à tout prendre, être riche et cultivé que pauvre et inculte…
Du 26 mars au 12 avril
À l’Usine C