Conteurs : Contes pour tous
Il y a longtemps que les Québécois ne se sont pas conté autant d’histoires. Portée par une vague de fond, la tradition orale atteint aujourd’hui une popularité qu’on croyait impossible il y a encore quelques années. Et la discipline évolue: prostitution, familles éclatées, maladies, pauvreté… La chasse-galerie côtoie maintenant des histoires parfois drôles, parfois percutantes.
Comme tous les dimanches depuis cinq ans, une foule nombreuse s’entasse au bar Le Sergent Recruteur, rue Saint-Laurent, à Montréal. Sur deux étages, sirotant le houblon artisanal de la maison, quelque 200 personnes attendent les premières intonations de la soirée. C’est ici, en avril 1998, que des conteurs et conteuses de toute la province ont commencé à donner un sérieux coup d’accélérateur au renouveau de la tradition orale.
Depuis le milieu des années 90, ce n’est plus dépassé et ringard de se regrouper pour écouter des histoires. Juste des histoires. Au Québec, les endroits qui offrent une tribune aux conteurs se multiplient. Si le plus connu à Montréal demeure Le Sergent Recruteur et ses "dimanches du conte", d’autres, comme L’Intrus et ses "Mardis-Gras" ou le Café Rico, font aussi salle comble. Dans la Vieille Capitale, le Fou Bar continue d’attirer les foules, à l’image du Pierre Angulaire de Saint-Élie-de-Caxton, en Mauricie.
L’engouement a fait naître de nombreux festivals partout en province. Près d’une dizaine sont actifs chaque année. À Montréal, le Festival Voix d’Amérique vient tout juste de prendre fin que déjà, dans quelques semaines, un autre prend l’affiche: De Bouche à Oreille (du 1er au 6 avril) qui regroupe plus de 40 conteurs.
Avec des événements qui prennent de l’ampleur et des festivals qui fêtent leur 5e, 6e ou même 8e édition, plus personne ne compare le phénomène à un effet de mode. Les conteurs sont de plus en plus nombreux (près d’une centaine au Québec) et la nouvelle garde se fraye un chemin sans heurter les figures emblématiques du conte que sont les Michel Faubert ou Jocelyn Bérubé, présents depuis des dizaines d’années.
Pourtant, la tradition orale n’est pas à l’heure du multimédia. Seul sur une scène minuscule, sans artifice, micro à la bouche comme les réceptionnistes de bureau, le conteur transporte le public à travers des histoires de tous les styles. "Certains se mettent en bouche les vieux contes du répertoire comme la Chasse-Galerie, alors que d’autres les adaptent à notre époque, en changeant les personnages ou certaines parties du récit", explique Jean-Marc Massie, lui-même conteur et auteur du livre Petit manifeste à l’usage du conteur comtemporain (Planète rebelle).
Le médium s’est effectivement dépoussiéré. Les contes d’hier côtoient désormais la réalité d’aujourd’hui. Place à la parole contemporaine, "cette poésie qui se trouve aussi là où le béton se craque", comme dit Jean-Marc Massie en présentant Yvan Bienvenue, "ce chat de gouttières aux longues griffes qui touche à la fois au paradis et à l’enfer". Ce dernier est à l’origine des contes urbains, récits plantés entre les gratte-ciel, qui touchent les dures réalités de la société.
En cette soirée glaciale de février, Le Sergent Recruteur lui rend hommage. Après des interprétations de ses histoires par d’autres conteurs, Yvan Bienvenue prend le relais et commence "Les Foufs", le premier conte urbain qu’il a écrit, en 1991. Les paroles sont crues et les mots ne prennent aucun détour. C’est un conte triste, vulgaire, percutant, avec néanmoins un charme indescriptible. La voix est juste, le ton invite à l’écoute. Dans la salle, le silence règne. Beaucoup ont les yeux fermés, les pensées occupées à construire un imaginaire soufflé par le conteur.
C’est l’histoire de Yannick, un gars déboussolé qui a des problèmes de couple. Après "avoir descendu la main, rendu au Burger King […] Yannick décide d’aller aux Foufs". Après quelques minutes pour situer l’action, le conte dérape. Le gars rencontre une fille qu’"il tripote dans les toilettes". Ils sortent du bar et se trouvent un motel rue Sainte-Catherine. "Toute la traîtrise dont il accusait Julie [sa blonde], il allait la commettre. […] Les deux commencent à baiser. Julie, dit-il en braillant pendant qu’elle le suce. Non, c’est Caroline, répond-t-elle. Il pleure. Elle aussi. Ils se collent, se sucent et se frottent en braillant. […] Dehors, la tempête écrivait des SOS dans toutes les fenêtres de la ville."
Les démons d’aujourd’hui
Tous les contes modernes ne sont pas "sexe, drogue, béton" comme ceux d’Yvan Bienvenue, souligne Julie Beauchemin. "Les contes traditionnels s’inspiraient de la réalité de l’époque et parlaient des démons de ce temps-là, souligne la conteuse de 25 ans qui fait partie de la génération montante. Moi je parle des démons d’aujourd’hui et il y a beaucoup de possibilités. Des sujets comme le système de santé qui va mal, la guerre, la mondialisation, les maladies… ce sont tous des thèmes que l’on peut traiter dans un conte. Mais il ne faut pas généraliser non plus, il y aussi des nouveaux contes tout à fait charmants qui font rêver. Il y a de tout."
André Lemelin, conteur et éditeur, abonde dans le même sens. "Les contes ont toujours été contemporains, dit-il. Dans le temps, les histoires reflétaient la vie des camps de bûcherons et des fermiers, mais ce n’était pas du folklore, c’était la dure réalité. Les contes créés aujourd’hui seront les contes traditionnels de demain, qu’ils soient beaux ou tristes." André Lemelin sait de quoi il parle. En plus de trimballer ses histoires depuis plusieurs années, il est également propriétaire de la maison d’édition Planète rebelle, qui a publié plus de 40 ouvrages de conteurs depuis 1997. On lui doit aussi la création du Festival Voix d’Amérique, qui se tient depuis deux ans à Montréal, et ce, tant en anglais qu’en français.
Avec Jean-Marc Massie, il a également fondé les "dimanches du conte" au Sergent Recruteur. À deux, ils ont vu la tradition orale sortir du coma dans lequel elle était plongée depuis des dizaines d’années. Avec la radio, mais surtout la télévision et le cinéma, les contes oraux ont tranquillement disparu. "Il fallait que la société soit moderne à tout prix, explique Jean-Marc Massie. Alors on a tout balancé par-dessus bord ce qui sonnait comme ancien et vieux. Les conteurs compris."
Le renouveau vient donc des jeunes générations. Dans les bars de la province, l’âge moyen du public qui assiste aux soirées de contes tourne autour de 23-24 ans, même si quelques baby-boomers prennent aussi place. "C’est la même clientèle qui va dans les spectacles de musique traditionnelle et qui trippe sur le world beat, soutient Jean-Marc Massie, qui, à 36 ans, est assis entre les deux générations de conteurs. Pour eux, venir écouter des histoires, c’est aussi exotique que d’aller voir un spectacle de danse africaine. Ils abordent ça avec la même ouverture d’esprit. Ils n’ont pas d’image péjorative de la tradition orale comme leurs parents ont souvent."
C’est aussi un besoin de proximité, de contact humain. "Les gens veulent rêver, pense Julie Beauchemin. Ils souhaitent simplement qu’on leur raconte une histoire, peu importent son origine et son thème. Pouvoir construire un récit dans sa tête complètement différent de celui assis juste à côté." Une expérience incomparable au théâtre ou au cinéma. "Le public fait partie du spectacle, mentionne Jean-Marc Massie. Il y a une interaction entre le conteur et la foule qui fait en sorte qu’une histoire n’est pas la même d’une fois à l’autre. Les gens sont heureux d’être impliqués."
Pour canaliser l’engouement, il faudra par contre passer à l’action et regrouper davantage ces artistes "qui ont un besoin intrinsèque de raconter le monde", pense André Lemelin. "Il faudra s’organiser, sinon on va se faire organiser!" Des rencontres consultatives auront lieu dans les prochains mois pour former une association qui veillera à promouvoir les intérêts des conteurs. "On voudrait se voir reconnaître comme une discipline artistique à part entière, comme la littérature ou le théâtre, soutient Jean-Marc Massie. Ça permettrait d’aider les festivals à aller chercher des subventions et de faire en sorte que la tradition orale continue de grandir." Pour que le renouveau du conte au Québec demeure une belle histoire.