Jean-François Caron : En terrain miné
Scène

Jean-François Caron : En terrain miné

JEAN-FRANÇOIS CARON transforme la scène du Théâtre d’Aujourd’hui en champ de bataille. Dans La Nature même du continent, l’auteur d’Aux hommes de bonne volonté explore l’état de guerre à travers un conflit sans fusils, avec des belligérants âgés de 12 ans. Une pièce qu’il porte depuis longtemps, et qui tombe à point…

"Je l’ai faite, ma traversée du continent!" Jean-François Caron a mis trois ans à écrire La Nature même du continent et autant d’années avant de trouver preneur pour cette déroutante histoire de guerre entre adolescents précoces. Durant 10 ans, le dramaturge a couché sur papier en moyenne une pièce aux deux ans, créée avec empressement; mais depuis 1996, il parcourt son continent sans relâche, et gagne sa croûte dans l’écriture d’émissions de télé et dans l’enseignement. Grâce aux efforts de son "ange gardien" et coproducteur Yvan Bienvenue, les hostilités seront enfin déclenchées au Théâtre d’Aujourd’hui par le metteur en scène Antoine Laprise, entouré des féroces Normand Daneau, Patrice Robitaille, Louise Bombardier, Paul-Patrick Charbonneau, Eveline Gélinas, Luc Proulx, Martin Desgagné, Steve Pilarezik et Sébastien Delorme.

Depuis longtemps, Jean-François Caron rêve de transformer une scène en champ de bataille. "Au départ, un truc m’agaçait et me turlupinait: c’est qu’on dit des auteurs québécois qu’ils ne peuvent pas parler de la guerre. C’est curieux, ça, de devoir vivre la chose pour se donner l’autorisation d’en parler, alors que n’importe qui peut écrire sur le suicide, par exemple. Ce discours-là m’agaçait tellement que je me suis dit: O.K., j’en parle. Il ne me restait qu’à trouver comment…"

L’auteur de Saganash et d’Aux hommes de bonne volonté commence par imaginer une vraie guerre entre adultes consentants, pour s’apercevoir rapidement que c’est du toc. "Mais je ne capitule pas comme ça, moi!" Il met le doigt sur ce qu’il veut explorer: l’état de guerre. "Avant que Bush et Saddam Hussein ne partent en guerre, nous avons été quelques semaines dans cet état, qui appartient aussi aux conflits de famille, de couple, d’amis. L’important, pour parler de la guerre, c’est de trouver où cela nous tue." Il a ensuite choisi d’abaisser l’âge de ses héros, qui ont régressé de 40 à 12 ans.

"J’avais le propos, j’avais le sujet mais je n’avais pas le théâtre. Le théâtre est arrivé quand j’ai décidé de prendre une réelle distance avec mes personnages et de les rajeunir jusqu’à ce que ce soit limite, que cela devienne insupportable." Boyle, Tobie, Luke, Faustin, Günter, Billie et Farley se livrent donc, malgré leurs 12 ans, à une guerre sans merci dans un cimetière de voitures. Sans armes à feu, parce que le dramaturge en a marre de voir des fusils partout. "Je dis souvent à mes étudiants en scénarisation d’enlever l’arme de leur histoire, pour voir ce qu’ils s’empêchent ainsi d’écrire…" L’auteur, qui a collaboré durant six ans à l’émission Watatatow, tient à préciser que, contrairement à ce que donne à voir la télé, ses jeunes ne se définiront pas d’abord par un juron ou une couleur de cheveux…

Guère de paix
La Nature même du continent est un texte énigmatique, voire incompréhensible à la première lecture. Jean-François Caron le sait et il en est fier, même si cela a laissé perplexe plus d’un directeur de théâtre. "Je ne leur ai pas facilité la tâche mais merde, c’est peut-être normal que le théâtre ne soit pas si simple à lire! Évidemment, les gens ne peuvent pas nécessairement le visualiser, alors que moi, je le porte, je le vois, ce spectacle. Ce qui m’intéresse, c’est que quelqu’un d’étranger ait envie de le monter et l’écrive, sa mise en scène! C’est important que le metteur en scène et les acteurs continuent d’écrire, d’une plume scénique, différente." Ouvert aux interprétations, Caron refuse toutefois que ses collaborateurs ajoutent ou enlèvent des mots à sa partition textuelle. "Mon travail a droit à ses lettres de noblesse. On ne doit surtout pas, à mon sens, partir du principe qu’un texte, c’est de la plasticine…"

Contestataire et perfectionniste, Jean-François Caron ne cache pas avoir été souvent déçu des mises en scène de ses textes. Cette fois, Antoine Laprise semble sur la bonne voie. "Nous voulons inviter les spectateurs à réfléchir sur la guerre sans les violenter, sans les assommer."

La guerre, la guerre… que pense-t-il de la coïncidence qui nous amène cette pièce au moment même où les bombes pleuvent sur l’Irak? "Bush s’ennuie probablement de ses fusils d’enfant, se moque-t-il. Il est devenu président à la suite d’une élection suspecte. Si les résultats de l’élection avaient été légèrement différents, on n’en serait pas là aujourd’hui. Et c’est juste ça qu’on peut opposer à la guerre, celle des États-Unis comme celles qu’on mène dans un couple ou dans une famille: est-ce qu’autrement, ça se peut? Est-ce qu’on peut faire autre chose que se tuer, se faire mal?"

Du 8 avril au 3 mai
Au Théâtre d’Aujourd’hui