La Nature même du continent : Paysage dans le brouillard
Une création est toujours une terra incognita. Un territoire à défricher à tâtons, dans le noir. C’est encore plus vrai pour Jean-François Caron, dont les textes ne s’appréhendent pas d’évidence et qui a souvent été mal servi par les mises en scène. La nouvelle création de l’auteur d’Aux hommes de bonne volonté, sa première grande pièce depuis Saganash, il y a huit ans, ne recèle pas moins de difficultés.
Une création est toujours une terra incognita. Un territoire à défricher à tâtons, dans le noir. C’est encore plus vrai pour Jean-François Caron, dont les textes ne s’appréhendent pas d’évidence et qui a souvent été mal servi par les mises en scène. La nouvelle création de l’auteur d’Aux hommes de bonne volonté, sa première grande pièce depuis Saganash, il y a huit ans, ne recèle pas moins de difficultés.
"Est-ce qu’on vient à bout de l’enfance un jour?" Les personnages de La Nature même du continent sont des enfants ayant mûri trop vite, qui jouent à des jeux dangereux et doivent apprendre comment grandir "sans tourner le dos au monde". Ils ont 12 ans, sont déjà écorchés par la vie, et la plupart d’entre eux sont accros à quelque chose: Günter (Steve Pilarezik) aux médicaments qu’il expérimente comme cobaye humain; le pathétique Tobie (fébrile Paul-Patrick Charbonneau) est à la fois toxicomane et prostitué; Billie (Evelyne Gélinas) est en désintoxication de son amoureux, le dur à cuire Luke (Sébastien Delorme, convaincant en petit coq de basse-cour).
Pour certains adultes, la lutte territoriale a pour enjeu un cours d’eau, une terre sainte ou un champ pétrolifère. Pour cette bande d’ados, ce sera un vieux camion de pompiers, abandonné au milieu du cimetière de voitures où ils ont leurs habitudes. Ce qui déclenche les hostilités et divise la gang en deux, c’est l’arrivée de l’impressionnant et mystérieux Farley (Patrice Robitaille), que Luke réquisitionne dans son camp. L’étranger, que chacun présume dangereux, servira de catalyseur. Selon Faustin (Martin Desgagné), la force de Farley, ce n’est pas son physique de colosse, "c’est qu’on sait rien de lui". En parallèle à la guerre qui finalement n’aura peut-être pas lieu, la mère de Tobie (Louise Bombardier, juste en infirmière tranchante) sonde tour à tour les adolescents afin de comprendre ce qui est arrivé à son fils, qui a disparu depuis.
Mais La Nature même du continent, c’est d’abord l’histoire de Boyle, un premier de classe dont on ne sait trop ce qu’il fait avec cette bande de jeunes paumés. L’histoire de ses doutes, de ses tentatives de sauver son meilleur ami Tobie, de sa fascination pour Farley, de sa trahison de la logique guerrière qui sera finalement peut-être une loyauté à des principes plus fondamentaux. Boyle est déchiré par sa conscience, ce qu’il exprime en se parlant à lui-même à voix haute, des envolées plus poétiques en marge des dialogues. Le soir de la première, Normand Daneau semblait encore un peu mal à l’aise avec le ton singulier de ces soliloques fébriles. Mais le sensible comédien rend bien la vulnérabilité de petit garçon du personnage, et le temps arrangera sans doute les choses.
Car il faut dire que le texte de Jean-François Caron n’est pas simple, avec ses références nébuleuses à l’Afrique – qui renvoient au tribalisme? -, ses actions qui se chevauchent dans le temps, les motivations parfois insondables de cette histoire… Il y a néanmoins là quelque chose qui nous accroche, une certaine poésie dans la langue, la frénésie de cet univers adolescent, une détresse palpable. Même si le spectacle du Théâtre d’Aujourd’hui paraît souvent assez morne… Antoine Laprise a balisé un chemin à travers cet univers complexe, les personnages s’ébattent dans un espace délimité par des carcasses d’autos (un décor de Jean Bard). Mais on se demande si sa mise en scène n’est pas trop réaliste pour mettre le texte en valeur.
Le jeune metteur en scène a en tout cas réuni de bons comédiens, qui pour la plupart collent bien à leur personnage. Patrice Robitaille n’a pas grand-chose à jouer, mais sa seule présence suffit à asseoir la force énigmatique de Farley, l’étranger grâce à qui Boyle découvrira que sous les apparences, le monde est plus complexe qu’il ne le croit. Le théâtre aussi, parfois…
Jusqu’au 3 mai
Au Théâtre d’Aujourd’hui