Sami Frey : Lecture plurielle
De SAMI FREY, on connaît la voix enveloppante, un rien voilée, la réserve, un peu mystérieuse. Ce qu’on connaît moins, c’est sa passion de la lecture. Le temps de 12 rencontres, il se fait passeur, et nous offre les Entretiens avec Jean-Paul Sartre de Simone de Beauvoir.
Homme de théâtre et de cinéma, Sami Frey n’en est pas à sa première incursion dans ce qu’on pourrait appeler le spectacle littéraire. En 1988, il créait Je me souviens, présenté au Festival de Théâtre des Amériques l’année suivante: à bicyclette, sur fond d’images de montagne défilant derrière lui, il y disait les souvenirs rassemblés par Georges Perec dans cette oeuvre.
Dans les Entretiens avec Jean-Paul Sartre, présentés à Montréal dans le cadre du Festival international de la littérature et à Québec à l’occasion de Théâtres d’Ailleurs, l’acteur se rapproche encore plus de la position du lecteur. Seul en scène, assis à une petite table éclairée d’une simple lampe, Sami Frey fait la lecture au public. En 12 séances d’un peu plus d’une heure – on assiste à une, à plusieurs, ou à toutes -, il invite à traverser plus de 400 pages d’Entretiens. Sans artifice, apparat ou mise en scène, il propose, par ces rendez-vous, une véritable rencontre avec Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir.
Une rencontre
Ces entretiens sont ceux que, chaque jour, Beauvoir et Sartre tiennent à Rome, à l’été 1974, puis à Paris, à l’automne de la même année. Sartre est alors fatigué, diminué par la maladie, incapable d’écrire. Beauvoir, journaliste minutieuse, le questionne, le talonne; pourtant, c’est dans la complicité qu’elle amène Sartre à se révéler: celle de deux êtres qui, de 1929 à la mort du philosophe, en 1980, ont partagé leur vie, leurs idées, leurs combats.
Beauvoir a mis en forme ces propos, les regroupant par thèmes, sans pour autant les récrire. Dans la Préface aux Entretiens avec Jean-Paul Sartre, elle précise, au sujet de ces conversations: "J’ai voulu en garder la spontanéité. […] Elles n’apportent sur lui aucune révélation inattendue; mais elles permettent de suivre les méandres de sa pensée et d’entendre sa voix vivante."
C’est au hasard de ses lectures de tournée que Sami Frey découvre ces conversations, publiées à la suite de La Cérémonie des adieux. Ce texte le touche profondément; très vite naît l’idée de le lire à voix haute. "Depuis que j’ai l’âge de comprendre, Sartre et Beauvoir ont toujours été dans mon horizon, explique-t-il. Ils ont toujours existé, pour moi: comme auteurs, philosophes, personnages prenant des positions. Et là, dans ces Entretiens, il y avait tout le parcours d’une vie – de deux vies -, qui était revisité en abordant des sujets qui pourraient être triviaux, mais qui ne le sont pas du tout: Sartre parle de son corps, de la nourriture, des voyages, de l’amour, de ce que fut pour lui la découverte de sa laideur… Enfin, des tas de choses comme ça, sans aucune complaisance, avec une honnêteté, une franchise, une intelligence présentes absolument à toutes les pages. Quand j’ai lu ça, ça m’a donné envie de le communiquer à d’autres; et moi, ma façon de communiquer avec les autres, c’est de faire des choses sur un plateau."
Un spectacle
Sami Frey consacre deux ans à la préparation des Entretiens. "D’abord, j’ai fait plusieurs lectures avec une actrice; mais ce n’était pas le son que je voulais entendre. J’avais dans la tête un son très précis en ce qui concerne Beauvoir; on a dans l’oreille sa voix, cette façon très directe, rapide, presque un petit peu péremptoire de parler. J’ai pensé qu’en le faisant seul, j’aurais plus de souplesse, c’est-à-dire que les questions-réponses iraient très vite. Et, surtout, il n’y aurait pas un désir de fictionnaliser les deux personnes en disant: "L’actrice, c’est Beauvoir et l’acteur, c’est Sartre." Non: l’acteur est une troisième personne qui n’est ni l’un ni l’autre, qui est un lecteur." En septembre 2001, Sami Frey crée le spectacle au Festival d’automne de Paris, à l’École normale supérieure – institution que Sartre, justement, a fréquentée -, avant de le présenter, plusieurs fois, en tournée.
Commençant à 17 ans sa formation en théâtre, Sami Frey a joué sous la direction des plus grands metteurs en scène et réalisateurs; il a aussi conçu et dirigé quelques spectacles. Difficile ici, toutefois, de parler de mise en scène: Sami Frey s’efface, presque, pour laisser parler, à travers lui, "ces deux pensées intelligentes qui se développent". L’inverse, en apparence, du travail théâtral… "C’est tout de même un travail d’interprétation, assure-t-il. Je présente une vision très personnelle, puisque c’est moi qui fais Sartre et Beauvoir. C’est le chemin que peut avoir un entretien à l’intérieur d’une troisième personne, comment cette personne peut le rendre à ceux qui l’écoutent. En me voyant, le lecteur découvre ma façon de lire, c’est-à-dire ce qui me touche, ce qui m’intéresse. Et c’est ce qui fait qu’à un certain moment, l’acteur disparaît et eux, Sartre et Beauvoir, apparaissent."
À l’instar de Beauvoir, "je ne me suis pas autorisé à adapter le texte", confie Sami Frey, qui offre l’intégralité de ces Entretiens. "En faire une heure ou deux, ce n’est pas possible. Dès qu’on est parti dans un sujet, on y reste longtemps. Il y a une sorte de mise en scène mentale: Sartre est fatigué, il a 69 ans, ils se réunissent tous les après-midis, ils parlent pendant deux heures… Je tiens beaucoup à ce qu’il y ait, de temps en temps, un petit peu cette impression de fatigue chez Sartre, et puis ces pataugeages, à certains moments. Ça fait partie de mon travail de mise en scène mentale pour présenter la chose. D’après les réactions que j’ai eues, cela crée une présence très forte de Sartre et de Beauvoir. Il y a là quelque chose d’excessivement vivant, que je crois comprendre de l’intérieur, et qui frappe les spectateurs: l’extrême vivacité, l’extrême intelligence, brillance à certains moments, l’honnêteté, le côté pointu dans le dialogue, et le désir d’être toujours le plus clair, le plus net, le plus simple possible."
De cet échange émerge "la grande humanité des deux écrivains, et surtout la grande vérité, la grande liberté qu’ils ont, l’un vis-à-vis de l’autre, de tout se dire. On sent aussi, très très fort, le choix qu’ils ont fait. La vie qu’ils ont eue n’est pas du tout arrivée par hasard: ces deux vies ont été voulues, faites par eux. Ce sont des vies d’écrivains, des vies de personnes extrêmement actives, qui ont bougé dans tous les sens, et qui se sont vraiment bougé la tête dans tous les sens."
Les Entretiens est un spectacle à voir, ou à écouter plutôt, pour entendre l’un des grands acteurs français et, grâce à la "transparence de la lecture de Sami Frey", écrit Michel Cournot (Le Monde, 28 septembre 2001), la conversation de deux grands esprits du XXe siècle.
Du 4 au 17 mai
Au Studio-Théâtre Stella Artois de la PDA