Yves Jacques : Le grand explorateur
Avec deux films en compétition officielle à Cannes et un arrêt à Montréal avec le solo célébré La Face cachée de la lune, de Robert Lepage, YVES JACQUES nous revient en force, après une tournée internationale. Portrait d’un talentueux nomade.
Yves Jacques, ou l’éternel retour. "Une femme m’a fait remarquer: toi, on dirait toujours que tu reviens. C’est toujours le come-back d’Yves Jacques. C’est extraordinaire!" lâche le comédien dans un grand rire de gamin.
Cette fois, le retour de l’enfant prodigue est double: sur les écrans avec Les Invasions barbares, le film très attendu de Denys Arcand, où Yves Jacques reprend son personnage du Déclin de l’empire américain, qui l’a fait connaître au cinéma et a révélé une corde plus grave de son talent. Et sur la scène du Théâtre du Nouveau Monde, dans La Face cachée de la lune, le très beau solo de Robert Lepage.
Il revient de loin, Yves Jacques. Ravi du "cadeau", le longiligne comédien a joué le populaire spectacle d’Ex Machina quelque 70 fois depuis octobre 2001, en Europe, en Nouvelle-Zélande, en Asie, à Mexico… Un tour de Terre en deux langues pour prendre la relève d’un autre globe-trotter, Robert Lepage.
Un créateur avec qui l’acteur dit avoir beaucoup d’affinités. Tous les deux sont nés à Québec, à un an d’intervalle, et ont partagé la scène du Trident au début de leur carrière. "Son travail me parle beaucoup, je le suis depuis toujours. J’ai beaucoup voulu faire partie de ses spectacles." Leurs carrières respectives ont suivi des tracés différents, mais l’envie de travailler ensemble persistait. Jusqu’à ce gala des Jutra 2001, co-animé par le polyvalent comédien, qui a décidé Lepage…
Le duo n’a pourtant pas eu l’occasion de travailler beaucoup ensemble. Entre Londres, Québec, la Belgique et L.A., le créateur de La Face cachée de la lune et son double ont eu une douzaine de rencontres de travail. Yves Jacques a d’abord longuement répété dans son salon, à partir d’une captation vidéo du show, pour incarner le double rôle de frères antagonistes que le deuil maternel va rapprocher: Philippe, l’éternel étudiant, idéaliste et maladroit, et André, le présentateur météo consommateur et inculte. En parallèle, la pièce évoque ces autres frères ennemis, ceux de la conquête de l’espace: les Américains vainqueurs de la course, et les Russes, premiers à montrer la face cachée de la lune…
Mais cette dualité, c’est aussi celle que Lepage porte en lui. "Robert a cette arrogance d’André quand il dirige des groupes, ou vis-à-vis des journalistes, estime Yves Jacques. Alors que Philippe, c’est tout ce qu’il y a de peut-être cassé en lui, de difficile à assumer dans la vie. Je pense qu’il faut avoir beaucoup souffert pour être un artiste, pour avoir envie de créer, de jouer."
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Nourri par le deuil maternel, écrit, mis en scène et interprété par Robert Lepage, qui a d’abord hésité à se faire remplacer, La Face cachée de la lune est donc un spectacle très personnel. Le doué substitut est entré sur la pointe des pieds dans cet univers très intime, qui privilégie, sous l’ingéniosité technique, une simplicité de jeu.
"Je me suis collé le plus possible à Robert, pour que ça reste son spectacle. J’ai été très vigilant à ne pas kidnapper son show. Je ne voulais pas que ça devienne une espèce de démonstration de prouesses à la Bye-bye, où Yves Jacques veut prouver ce dont il est capable. D’abord, ça ne m’intéresse plus, montrer ce dont je suis capable (rires). J’ai une merveilleuse histoire à raconter. Le plus beau compliment qu’on m’ait fait, c’était de l’acteur George Segal, à L.A., qui a dit: "Ce comédien n’a aucun ego." Je pense que j’ai rejoint Robert, dans son espèce d’anti-jeu."
Le comédien caméléonesque (qui, petit, exerçait déjà ses talents en imitant oncles et tantes, au grand dam de certains: "Je tombais exactement sur la petite affaire qu’il ne fallait pas!") a procédé un peu comme pour ses célèbres personnifications de politiciens: en observant Lepage jouer. Devenant au début une quasi-copie du metteur en scène.
"Mais maintenant, je pense moins à l’imiter qu’à incarner ses personnages. Dans cette histoire bouleversante, il pose une question fondamentale: qu’est-ce qu’on est venu faire ici? Quelle est notre place dans l’univers? Et il y a toute la question de la réconciliation entre les peuples, les individus. Ça me fait rire: les gens marchent pour la paix, mais plusieurs ne sont même pas capables de se parler, ne sont pas réconciliés avec leur famille. On est là à brandir des pancartes, mais je pense que la première chose est de le faire dans nos vies."
Pour Yves Jacques, la réconciliation s’est d’abord faite avec lui-même. L’acteur qui s’est glissé avec tant d’aisance dans la peau des autres, personnages fictifs ou personnes publiques, hommes ou femmes (son inoubliable Lydie-Anne des Feluettes), a appris avec le temps à bien habiter sa propre peau. Il y a eu ce fameux coming out, qui a dévoilé au grand jour sa face cachée, mais d’abord la réalisation qu’il jouait sa vie sur scène, plutôt que de vivre vraiment ce qu’il était.
"Quand j’avais 20 ans, j’étais très loin de moi, je n’étais pas branché du tout sur mes émotions. Je les repoussais. Donc, j’étais extraordinaire dans la composition au théâtre. Mais dès que ça venait près de moi, je n’étais pas bien. J’avais l’impression d’une loupe qui me regardait, et je ne voulais pas qu’on voie ça. En vieillissant, ça s’est transformé." L’air serein, débarrassé de "ce besoin de plaire à tout le monde, que j’avais à une certaine époque", le comédien s’affirme plus connecté sur ce qu’il est.
Il se dit aussi redevable à ses expériences hexagonales du jeu de caméra, très dépouillé. Le comédien fantaisiste a appris à se présenter dans les essais de casting en étant "le plus moi-même" possible. "Peu importe le personnage, je l’amène à moi. Je sais que je peux composer. Mais au cinéma, on veut voir en dedans de toi. Je veux être transparent, avec juste un petit filtre. C’est un grand bonheur."
L’étoile filante
La fabuleuse offre de Lepage est arrivée à point nommé pour Yves Jacques. "Après sept ans entre le Québec et la France, j’avais besoin de décoller, de m’en aller ailleurs." Nomade de nature, le comédien avoue qu’il s’ennuie vite. "Je reviens à Montréal, et après deux ou trois semaines, si je ne travaille pas, j’ai envie de repartir. Et c’est ce que je vais trouver dur, après cette tournée. J’ai toujours mon appartement en France, heureusement. Je suis un grand curieux, et j’ai besoin de changer, de voir d’autre monde, de voir ailleurs."
Ses amis ont forcé à se brancher à Internet ce grand voyageur qui "déteste pouvoir être rejoint partout", ce solitaire qui aime le monde, mais qui a besoin de barrières pour se protéger des intrusions, besoin de recul. Il partage aussi probablement avec Lepage cette faculté de se sentir bien partout, et de prendre racine, temporairement, n’importe où. "J’ai coupé les cordons ombilicaux", dit-il.
Entre une pièce occasionnelle à Montréal et sa "succursale parisienne", un film ici (Le Collectionneur, Un homme et son péché) et un tournage en France et à Prague (la télé-série Napoléon, d’Yves Simoneau, où il joue le frère du petit empereur), Yves Jacques fuit l’ennui.
"Je ne suis pas fait pour le genre de métier qu’on fait ici: jouer dans un téléroman, et jouer un peu au théâtre le soir. Je vais faire une pièce qui m’intéresse, comme Le Mari idéal, Une journée particulière, de temps en temps. Pour moi, la routine serait de savoir que dans deux ans, je serai encore pris dans une continuité, et qu’il n’y a pas de porte de sortie, ni de disponibilité pour un film. Ce serait terrible. J’aurais l’impression d’être en prison."
En montant à Paris, le comédien a cassé ce moule. Et peut-être aussi une image. "J’ai aimé être vu avec des yeux neufs. Pas juste dans le métier, mais dans la vie. J’ai eu l’impression de rajeunir de 10 ans quand je suis parti en France."
Il y a trouvé une "famille" de cinéma, autour de Claude Miller. Son quatrième film (autant qu’avec Arcand) avec le réalisateur de La Classe de neige lui permettra d’être doublement présent en compétition officielle au Festival de Cannes. Dans La Petite Lilly, librement inspiré de La Mouette de Tchekhov, Jacques campe un médecin de campagne, le "confident de tout le monde".
"Je n’ai pas encore sorti tout mon jeu en France." Mais le comédien le répète quelques fois en entrevue: "Pour moi, c’est pas un concours, ce métier-là. Jeune, je le voyais un peu ainsi, en me disant: il faut que j’arrive là. Mais aujourd’hui, je vois ça comme des expériences. Et la décennie d’expériences parisiennes a été formidable. J’espère que ça va continuer, et m’amener ailleurs."
En 25 ans de carrière, le petit gars de Sillery a déjà parcouru un bon bout de chemin, et s’est rendu plus loin qu’il n’aurait osé l’imaginer. Qu’est-ce qu’on peut faire après une tournée de deux ans en orbite autour de la planète, sans avoir l’impression de retomber sur terre? Yves Jacques s’attriste un peu à l’idée que la tournée pourrait se terminer en décembre. Son itinéraire le propulsera d’ici là à Toronto, puis probablement en Irlande, en Angleterre, en France. Après? En bon explorateur de l’espace humain, le comédien n’a pas peur du vide qui se profile à l’horizon. "Moi, c’est curieux, mais ça me sécurise de savoir qu’il n’y a rien. Parce que tout est possible."
Du 6 mai au 5 juin
Au TNM