La Trilogie des dragons, 16 ans plus tard : Je me souviens
Scène

La Trilogie des dragons, 16 ans plus tard : Je me souviens

À la veille de la recréation de La Trilogie des dragons, notre journaliste se rappelle avec deux metteurs en scène, qui en ont été les témoins émerveillés, le moment magique de la première.

Un choc théâtral. Un moment de grâce. Un pur ravissement. Un envoûtement. Les superlatifs manquent. Tous ceux qui, comme moi, en juin 1987, ont vu dans un hangar humide et désaffecté du Vieux-Port de Montréal la première mondiale de l’intégrale de La Trilogie des dragons en gardent un souvenir impérissable.

Robert Lepage et les membres du Théâtre Repère avaient remporté un pari audacieux: présenter une pièce épique de sept heures dans un lieu rébarbatif au commun des mortels, sans acteurs connus. Au salut final, au son des applaudissements nourris et en observant les visages radieux des spectateurs, j’étais convaincu d’une chose: ce spectacle allait décrocher le Grand Prix du 2e Festival de théâtre des Amériques. Ce qui fut fait.

Par contre, en ce beau soir de juin, ni le critique en herbe ni même Lepage et ses comédiens ne pouvaient deviner, dans l’ivresse du triomphe, que La Trilogie des dragons allait marquer l’histoire du théâtre québécois. Au point où ce printemps, sa "recréation", par de jeunes acteurs de Québec, s’annonce comme l’événement de la 10e édition du FTA.

Pour ma génération, la première de La Trilogie des dragons est l’équivalent de la création des Belles-Soeurs pour les baby-boomers.

Le spectacle du Théâtre Repère est emblématique de l’ouverture sur le monde de la dramaturgie québécoise. Au milieu des années 80, cette pièce (et quelques autres de Carbone 14 et d’Ubu) ont ouvert la voie au travail des Dominic Champagne, Jean-Frédéric Messier, Paula de Vasconcelos, Wajdi Mouawad, Serge Denoncourt… Cette génération de créateurs voulait en finir avec la "québécitude" pour se pencher sur Tchekhov et Beckett, l’Allemagne et le Liban, Fassbinder et Charles Manson.

En montant un spectacle trilingue racontant la vie de trois générations de personnages dans les Chinatowns de Québec, Toronto et Vancouver, Robert Lepage sortait des cuisines brunes et des tavernes enfumées pour voyager de par le monde. Surtout en Asie, ce continent surpeuplé qui demeurait le grand oublié de notre théâtre dans les années 70. (Bien que l’attrait de l’Orient chez les artistes, toutes disciplines confondues, ne date pas d’hier…) Depuis, l’Asie est devenue un leitmotiv dans l’oeuvre de Lepage.

Un théâtre d’accessoires
Outre la richesse de ses thèmes, La Trilogie – après Circulations et Vinci – confirmait également l’émergence d’une écriture scénique.

"Ce qui m’a frappé dans la mise en scène de Lepage", raconte Martin Faucher qui avait 25 ans à l’époque et préparait À quelle heure on meurt?, "c’est le grand pouvoir d’évocation des objets scéniques. De simples accessoires devenaient plus importants qu’un décor. Avec trois fois rien (un carré de sable, des boîtes de souliers), La Trilogie nous plongeait dans un monde merveilleux et sans limites. Je me souviens aussi de la sincérité du jeu, de la qualité d’émotion des acteurs et des actrices. Depuis, j’essaie toujours de reproduire ça dans mes propres mises en scène."

Seize ans plus tard, Martin Faucher garde en mémoire plusieurs images de La Trilogie: la lumière sur le visage de Marie Brassard chantant Yukali de Kurt Weill; un mobilier de cuisine qui se transforme en fabrique de chaussures; des patins à glace qui représentent la ligne de front d’une armée durant la guerre…

Ces images, aussi évocatrices que des adagios d’Albinoni, resurgissent dans ma mémoire. Et réapparaît cette scène, inoubliable, qui résume à elle seule la magie de la première Trilogie des dragons. Alors que, sur scène, le vieux monsieur Wong (joué par Robert Bellefeuille) évoquait sa jeunesse dans le port de Hong-Kong, un grand voilier a traversé le fleuve devant les portes du hangar. Du Saint-Laurent, les passagers ont salué la foule qui applaudissait, debout, cette prouesse du metteur en scène. Or, ce bateau ne faisait pas partie de la représentation! Robert Lepage aurait voulu noliser un navire qu’il n’aurait jamais pu le faire cadrer, à la seconde près, dans sa mise en scène… Appelons cela un hasard poétique.

"Au théâtre, en général, on assiste à des moments de vie. Avec La Trilogie des dragons, la vie au complet semblait défiler sous nos yeux tellement ce show-là était porté par un souffle", résume avec justesse André Brassard, qui était membre du jury du FTA en 1987. Brassard assistait aussi à cette représentation bénie des dieux. Et je le revois nettement applaudir comme un enfant à la fin. "Je n’ai pas regardé La Trilogie comme un metteur en scène qui juge un collègue, reconnaît-il, mais comme un spectateur. Quand c’est bon au théâtre, j’oublie ce que je fais dans la vie, et avec qui je suis venu. Je ne pense à rien; je reçois l’émotion. C’est après, en rentrant chez moi, que j’analyse."

En ces temps où il y a tant de choses à oublier – la guerre en Irak, le SRAS, Star Académie… -, souhaitons-nous de vivre (ou de revivre) un tel état de grâce.

Du 22 mai au 8 juin
À l’Usine d’Alstom
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