Brigitte Haentjens : La mère à boire
Après un réjouissant Feydeau, l’excellente metteure en scène BRIGITTE HAENTJENS s’attaque à Marguerite Duras et monte L’Éden cinéma au Festival de théâtre des Amériques. Seule occasion de voir ce spectacle créé récemment à Ottawa.
Après le ludique intermède de Feydeau (le brillant Farces conjugales), on serait tenté de dire que Brigitte Haentjens revient à la normale. Créé la semaine dernière au Théâtre français du CNA, à Ottawa, au terme d’un long processus, L’Éden cinéma consacre sa première rencontre scénique avec Marguerite Duras. La metteure en scène d’Hamlet-Machine et l’auteure de La Musica deuxième: voilà une union qui semble aller de soi.
"Ça fait très longtemps que je veux monter Duras, parce que ça m’habite depuis l’adolescence", confirme Brigitte Haentjens, attrapée au vol lors d’une des rares soirées que son agenda chargé lui permet de passer chez elle ces semaines-ci, qui la voient courir entre les capitales fédérale et provinciale (pour le volet Théâtre d’ailleurs du Carrefour, dont elle est la codirectrice). "Et le choc pour moi, ç’a été son cinéma: Hiroshima mon amour, India Song… Ensuite, je suis revenue à ses livres. Elle ne m’a jamais vraiment quittée, quoi."
Dans L’Éden cinéma, écrite en 1977, la mère (Christiane Pasquier) devient obsédée par l’incessante construction de barrages censés préserver ses rizières inondées par la mer. "Cette histoire peut être une métaphore de l’écriture pour Marguerite Duras: construire des barrières contre l’indicible."
Dans cette oeuvre "matrice", dérivée du roman Un barrage contre le Pacifique, la créatrice voit en germe les thématiques que la Duras va développer plus tard dans tout son oeuvre: "Le non-amour de la mère pour la fille, le désir qui est toujours un peu synonyme de douleur, la famille dysfonctionnelle, incestueuse, complètement fermée sur elle-même, le petit frère aimé. Le triangle est déjà présent: il y a toujours quelqu’un qui regarde quand il se passe quelque chose de sensuel."
Et l’Indochine. Duras réinventait constamment dans son oeuvre ce territoire mythique qu’elle a quitté à 20 ans. "C’est son Éden, l’Indochine. Malgré la pauvreté, la folie familiale, l’enfance dans ces terres-là a quand même été extraordinaire, un lieu de liberté incroyable."
La metteure en scène a elle-même ressenti le besoin de visiter ce pays durassien. En novembre, elle a suivi les traces de l’auteure: Saigon, le delta du Mékong. Elle a été envoûtée par ce pays magnifique, même si le Viêt Nam d’aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir avec l’Indochine de Duras. "Ç’a été formidable, parce que ça m’a libérée du poids de l’Indochine mythique, hollywoodienne, celle du cinéma… Ça m’a détachée de cette carte postale et, du coup, ça m’a permis de fantasmer mon Indochine. Je pense qu’il en est resté une lumière, une atmosphère."
Malgré une conception formelle très complexe, "peut-être la plus difficile que j’aie connue", l’accouchement de cette coproduction de Sibyllines (la compagnie d’Haentjens) et du FTA s’est fait dans la joie. "Les acteurs (Sonia Vigneault, Paul Savoie, Pascal Contamine, Denis Gravereaux) se sont complètement abandonnés", relate l’artiste, ravie.
La mère de toutes les relations
"Personnage incroyable et très complexe", combattante mais complètement obsessionnelle, la mère entretient un rapport "très fusionnel, très malsain avec sa fille. Mais probablement qu’à la base, il n’y a pas de vrai amour. Ça a beaucoup alimenté nos discussions, parce que je pense qu’il y a beaucoup de femmes qui éprouvent ça, le non-amour de la mère. Je pense que, généralement, les filles sont peu aimées de leur mère. À des degrés divers. C’est affreux", s’esclaffe-t-elle. Elle a lu sur la question un livre "fabuleux": Entre mère et fille: un ravage, de Marie-Magdaleine Lessana. "Selon la psychanalyste, et je suis assez d’accord avec elle, il y a fondamentalement comme un refus de transmettre la féminité."
Et la relation à l’identité féminine, c’est un peu son rayon, à Brigitte Haentjens. Ici, elle creuse pourtant pour la première fois le lien maternel. "Je n’en ai pas fini avec ça. C’est passionnant. J’ai trouvé toutes sortes de choses dans l’oeuvre de Duras qui m’ont vraiment éclairée. Tout son rapport au féminin est très intéressant, très riche. Et très perverti. Il y a un rapport très ambigu à la sexualité et aux hommes… Je pense que tout ça prend naissance dans la relation à la mère."
En incluant son adaptation de La Cloche de verre, prévue pour l’hiver 2004 au Quat’Sous, Brigitte Haentjens s’est rendu compte qu’elle avait composé sans le vouloir une sorte de trilogie avec Ingeborg Bachmann (Malina), Duras et Sylvia Plath. "Ce sont trois femmes brûlées par la littérature, chacune à leur façon. Donc, c’est le rapport entre la création, la folie et la dépression." Un autre noir territoire à explorer joyeusement pour la plus rieuse de nos metteurs en scène…
Du 30 mai au 7 juin
À la salle Beverly Webster Rolph du Musée d’art contemporain