Humiliés et offensés : Choc et stupeur
Scène

Humiliés et offensés : Choc et stupeur

L’un des moments les plus attendus du FTA est sans conteste la présentation d’Humiliés et offensés, du Dostoïevski revu sous la décapante griffe de Frank Castorf, maître d’oeuvre du formidable Endstation Amerika. Le concepteur sonore de la pièce, le Québécois d’origine JOHN HENRY, nous en parle.

Après avoir frappé de plein fouet l’imaginaire du public, l’an dernier, avec une version d’Un tramway nommé Désir (Endstation Amerika) filant à toute allure, les Allemands de la Volksbühne Am Rosa-Luxemburg Platz nous reviennent avec Humiliés et offensés, une adaptation décapante du premier grand roman de Dostoïevski. Quatre ans après la création de ce spectacle joué à Paris et à Vienne, le metteur en scène Frank Castorf et sa bande de joyeux fous s’arrêtent donc à Montréal, deux soirs seulement, à l’invitation du FTA. Invasion barbare à l’horizon.

"Ce n’est pas du théâtre!" C’est le genre de réflexions entendues le printemps dernier à la sortie d’Endstation Amerika, un show tellement vivant, tellement furieux qu’après deux heures quarante, des spectateurs en état de choc quittaient la salle sans avoir vu le temps passer, en se demandant à quoi ils venaient d’assister… Depuis qu’il a pris, en 1992, le volant de la Volksbühne – fondée par une association de travailleurs berlinois en 1914 -, Frank Castorf crée dans la controverse, en repoussant les limites du théâtre pour tester, comme il le dit, "le seuil d’irritation" du public. Au grand ravissement de ses cobayes.

Cette fois, le grand metteur en scène transforme l’oeuvre de Dostoïevski en un genre de Loft Story allemand tournant autour du pouvoir, du sexe et de l’argent. Dans le roman, un narrateur, le poète Vania, raconte la sombre histoire d’une fiancée trompée dont le père exige des comptes, d’un prince sans scrupules et d’une fillette épileptique. Castorf aurait réussi à transposer le spleen de la vieille Russie dans l’aujourd’hui capitaliste, en transformant ces paysans démunis en banlieusards désoeuvrés. Ce voyage de cinq heures en leur compagnie ne s’annonce pas de tout repos…

Tout petit la planète
Pour en savoir plus sur ce spectacle tant attendu, nous avons joint à Berlin un des artisans d’Humiliés et offensés, John Henry. Surprise! Le concepteur sonore de la pièce s’exprime dans un "franglais" étonnamment familier. "J’ai grandi à Saint-Lambert!" annonce fièrement cet Allemand d’adoption, qui a quitté Toronto en 1996 pour être aussitôt recruté par Castorf, séduit, dit-il, par sa mine sarcastique. "Il m’a offert un contrat d’acteur chantant. Mon travail est d’assembler, de couper et de choisir la musique. Sur scène, vous me verrez jouer du piano, des synthétiseurs farfelus, et chanter du Lionel Richie avec un mauvais accent russe." Nous voilà prévenus.

"Humiliés et offensés est une oeuvre qui doit beaucoup à Dickens, résume-t-il. Nous l’avons prise comme un statement et c’est donc dans un style très mélodramatique que nous décrivons l’américanisation de la Russie depuis Gorbatchev. Dans le texte de Dostoïevski, comme actuellement en Allemagne, on sent que les lois sont faites pour protéger les plus riches des plus pauvres. C’est ce que souligne Castorf."

Pour témoigner de cette américanisation, John Henry commencera la soirée avec des airs slaves traditionnels – "parce qu’il n’y a pas que la Russie qui soit victime de la mafia capitaliste, des pays comme la Bulgarie et la Lituanie aussi" -, pour ensuite nous balancer du Phil Collins, du Bruce Springsteen et "de la musique sirupeuse française". Tout cela, dans un immense décor représentant une maison de banlieue préfabriquée, avec sa télé, sa terrasse, sa piscine et ses meubles suédois, que le public observe de l’extérieur comme de l’intérieur. "Ça me rappelle les maisons de Brossard dans les années 70!" s’esclaffe Henry.

Sur le toit de cette demeure seront projetées des publicités, des séquences de films pornos et des scènes intérieures, captées en direct grâce à un jeu de caméras et de micros. "La caméra a une fonction plus dramaturgique ici que dans Endstation Amerika. C’est beaucoup plus intégré à l’esprit de l’histoire, qui se déroule dans un pays subitement envahi par la publicité. Avant, dans les pays de l’Est, il n’y avait que des annonces du gouvernement, alors imaginez le choc quand leurs centres-villes ont été placardés d’affiches!"

La venue de la très subversive Volksbühne est un événement auquel John Henry est fier de participer. "Je pense que notre style de jeu est inconnu au Canada. Nous sommes, dans plusieurs sens, héritiers de Brecht. Ainsi, les acteurs sortent de leurs rôles, ou jouent à jouer la comédie. C’est rare, ce genre de folie, et j’ai l’impression que c’est la raison pour laquelle si peu de jeunes gens vont au théâtre: on oublie de les divertir. Moi aussi, la première fois que j’ai vu un spectacle de Castorf, je me suis exclamé: ce n’est pas du théâtre, c’est marrant! J’ai été totalement bouleversé, et j’espère que les Montréalais le seront à leur tour."

Les 3 et 4 juin
Au Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts