L’Éden cinéma : Arrêt sur images
Elle était attendue, cette rencontre entre Marguerite Duras et Brigitte Haentjens, réunies comme mère et fille autour de L’Éden cinéma. De l’union de ces artistes exceptionnelles est né un spectacle troublant, qui gratte une plaie très intime, celle des relations d’amour-haine entre une fille et sa génitrice.
Elle était attendue, cette rencontre entre Marguerite Duras et Brigitte Haentjens, réunies comme mère et fille autour de L’Éden cinéma. De l’union de ces artistes exceptionnelles est né un spectacle troublant, qui gratte une plaie très intime, celle des relations d’amour-haine entre une fille et sa génitrice. À partir de cet air connu, Brigitte Haentjens réarrange la musique "durassienne" tout en douceur, sans chercher à en accélérer le rythme lent, méditatif. Il en résulte un moment de théâtre prenant, réglé comme du papier à musique et pourtant extrêmement émouvant. Bonjour tristesse.
Cette pièce créée en 1977, inspirée du roman Un barrage contre le Pacifique, est empreinte d’une profonde mélancolie. L’action est narrée en direct et sur bandes préenregistrées par Suzanne (Sonia Vigneault), jeune fille marquée par la lente agonie de sa mère (Christiane Pasquier), morte de colère après avoir été flouée par les administrateurs de la colonie d’Indochine. Une ignominie, comme le répétait cette Mère ignorante "du grand vampirisme colonial, de l’injustice fondamentale qui règne sur les pauvres de ce monde".
Au coeur d’un récit dont l’économie de mouvements ennuiera peut-être certains spectateurs, cette Mère n’aura pratiquement jamais la parole sur elle-même. Sa fille en dira: "Elle était dure, la mère. Terrible. Invivable. Pleine d’amour." Veuve avec deux enfants à charge, elle achète dans les années 1930 une concession au Cambodge, sans savoir qu’il faut payer deux fois, sur et sous la table, pour obtenir une terre cultivable. Quand la marée noie ses récoltes, la Mère entreprend de construire des barrages pour stopper le Pacifique, rien de moins.
La suite des événements est racontée par Suzanne et met en scène son frère Joseph (Pascal Contamine, à la voix ensorcelante), la Mère, le dévoué Caporal (Denis Gravereaux, dans un rôle muet) et le riche Monsieur Jo (Paul Savoie). Dans un cadre qui rappelle celui d’une caméra, les membres de la famille se font leur cinéma, debout dans un espace dépouillé, derrière un écran transparent. Grâce aux éclairages rougeoyants de Sonoyo Nishikawa, il se dégage des lieux (aménagés par Anick La Bissonnière) une atmosphère langoureuse, loin des clichés habituels de l’Indochine. La musique de Robert Normandeau ajoute au mystère.
Brigitte Haentjens est une directrice d’acteurs hors pair, qui sait tirer le meilleur de chacun, à commencer par Christiane Pasquier, livide, vieillie, butée, obsédée, démente et pourtant terriblement attachante, en Mère prête à vendre sa fille contre les milliers de piastres nécessaires à la reconstruction des barrages. La lecture de sa dernière lettre aux autorités, testament d’une femme désespérée, est bouleversante. En nymphette calculatrice, Sonia Vigneault est convaincante, bien qu’elle ait quelques printemps de plus que son personnage, âgé de 16 ans. Seul Paul Savoie déçoit, arrivant mal à nous communiquer le trouble d’un homme d’âge mûr obsédé par une très jeune fille.
Mieux vaut prévenir les fans de l’audacieuse metteure en scène de Malina et de Hamlet-Machine: cette fois Brigitte Haentjens met, bien humblement, son talent au service de la prose bouleversante de Duras. Avis à ceux qui aiment se laisser bercer par les mots au théâtre…En supplémentaires les 10, 11 et 12 juin.
Jusqu’au 7 juin
À la Salle Beverly Webster Rolph du Musée d’art contemporain