Michel Tremblay : Une affaire de famille
Scène

Michel Tremblay : Une affaire de famille

Depuis leur premier party de collage de timbres organisé sur le Plateau Mont-Royal il y a trente-cinq ans, Les Belles-Soeurs ont parcouru la planète. Cet été, elles poussent leur cri de ralliement – "bingo!" – au Bateau-Théâtre L’Escale à Saint-Marc-sur-Richelieu. Une reprise qui enchante MICHEL TREMBLAY.

Il y a trente-cinq ans, Michel Tremblay, André Brassard et quinze courageuses comédiennes présentaient pour la première fois Les Belles-Soeurs devant un public sidéré par ces ménagères qui osent se plaindre, en joual, de leur "maudite vie plate". Au coeur de la controverse, le jeune Tremblay, vingt-six ans, est invité à défendre sa pièce sur toutes les tribunes. "Ce sont mes ennemis qui m’ont mis au monde!", rappelle le célèbre auteur, savourant sa revanche. Depuis, Les Belles-Soeurs ont collé leurs timbres-primes dans 225 cuisines, en 15 langues, dans 100 villes et 25 pays. Cet été, elles s’installent au Bateau-Théâtre L’Escale, sous la direction de Serge Denoncourt, qui s’était frotté à ce classique au Trident, il y a une dizaine d’années. Des retrouvailles qui réjouissent le géniteur de Germaine Lauzon, Rose Ouimet et compagnie.

Michel Tremblay s’avoue tout de même nerveux, à quelques jours de la première médiatique du spectacle. Considéré comme l’un des plus grands dramaturges contemporains à l’échelle mondiale, l’auteur des Chroniques du Plateau Mont-Royal n’en demeure pas moins étonnamment vulnérable à la critique. "Je sais exactement qui vient nous aimer et qui vient nous haïr", laisse-t-il tomber. Attablé dans un resto du Quartier latin, l’air détendu malgré tout, il se dit enthousiasmé par la version "très italienne" concoctée par Denoncourt. "Les choeurs seront chantés, une idée magnifique. Les passages comiques de la pièce deviennent très, très, très comiques et ce qui est tragique l’est encore plus. Souvent, les metteurs en scène choisissent de faire ressortir un seul aspect, alors que Brassard soulignait naturellement les deux, comme Denoncourt."

"Durant les premières années de représentation des Belles-Soeurs, Brassard et moi disions que si jamais la pièce était reprise dans 50 ans, nous espérions qu’elle soit devenue une pièce historique. Et effectivement, 35 ans plus tard, la société a changé. Dans la pièce, les seules femmes qui travaillent sont la vieille fille et la guidoune, tandis que les autres sont des mères de famille. Si l’on réécrivait Les Belles-Soeurs aujourd’hui, ce serait toutes des femmes de carrière! C’est donc une pièce historique… j’ai failli dire hystérique! (rires)"

"Je vais avoir l’air mononc’, là, mais quand on dit aux plus jeunes que le Québec revient de loin, ils ne peuvent pas deviner ce que ça veut dire tant qu’ils ne voient pas une oeuvre comme Les Belles-Soeurs. C’est incroyable à quel point la société a changé, ce qui n’empêche pas les sentiments humains d’être les mêmes."

En effet, l’angoisse de la fille-mère et l’arrogance de la nouvelle riche résistent (malheureusement!) au temps qui passe. "Louison Danis rend bien la prise de pouvoir de Germaine qui, parce qu’elle a gagné un million de timbres-primes, change de camp et se prend pour un p’tit boss." L’auteur nous promet une fin légèrement remaniée, qui colle mieux à notre époque. "J’ai écrit la pièce avant le mouvement féministe, que je ne pouvais pas prévoir. Le monologue de Rose, qui dit que les femmes "sont pognées à’ gorge pis qu’y vont rester de même jusqu’au boutte" prend un tout autre sens aujourd’hui, et signifie plutôt: si on se mettait ensemble, on pourrait faire quelque chose mais on est chacune tu-seule dans notre coin, pour le moment."

Faire sa marque

Michel Tremblay a écrit Les Belles-Soeurs à vingt-trois ans, en cachette, dans son atelier de linotypiste. Ce texte figure aujourd’hui parmi "les cinquante pièces à avoir chez soi si l’on s’intéresse au théâtre depuis ses origines", selon la revue française Lire. Son auteur en parle comme d’une oeuvre de jeunesse. "Il y a vraiment de tout dans Les Belles-Soeurs, ça paraît que c’est un ti-cul de 23 ans qui l’a écrit! Il y a une naïveté, un côté juvénile… et toutes sortes d’influences: le choeur grec, Ionesco, Beckett et même un peu de Pirandello."

"C’était aussi un exercice pour vérifier s’il était possible de transcrire la langue de ces femmes. C’est la seule pièce que j’ai écrite qui ait l’air d’un catalogue d’expressions québécoises!" Devant cette utilisation du joual, certains s’indigneront (comme la ministre libérale Claire Kirkland-Casgrain, qui refuse de subventionner une tournée en France), tandis que d’autres affirmeront que le théâtre canadien-français vient enfin de céder sa place au théâtre québécois…

"La grande chance qu’on a eue, c’est d’arriver au bon moment. La culture appartenait alors à une caste. Tout à coup, on a tiré le tapis sous ses pieds, et elle est tombée sur le c.., en un été, à cause de L’Ostidshow, de la création de deux pièces de Réjean Ducharme et des Belles-Soeurs." À l’époque, Tremblay et Brassard ne sont qu’à demi surpris de la polémique engendrée par Les Belles-Soeurs, qu’ils tentent de monter depuis trois ans. "On savait que la pièce sentait le souffre mais on ne se doutait pas que le scandale serait si grand. Quelques centaines de personnes voyaient la pièce tous les soirs, tandis que des millions m’entendaient la défendre à la télévision. Si mes ennemis s’étaient fermé la gueule, je ne serais peut-être pas là pour en parler aujourd’hui…"

L’auteur s’emporte lorsqu’il est question de ceux qui l’ont accusé de tous les maux, entre autres de vulgarité. "Je n’ai jamais été un défenseur du joual! Je suis un défenseur de son utilisation pour décrire une société qui parle ainsi, c’est tout! Ceux qui refusent de me lire en prétextant que je suis vulgaire font preuve d’ignorance crasse, ou de paresse intellectuelle. Pendant des années, on a parlé de moi comme de l’auteur qui faisait sacrer ses personnages alors qu’à la télé, d’autres s’en donnaient à coeur joie, à coups d’"ostie toastée des deux bords"!"

À 61 ans, Michel Tremblay déborde d’énergie. Il vient de terminer l’écriture d’une pièce qui sera jouée au Quat’Sous cet automne et d’un nouveau roman, auquel il ne manque que l’épilogue. Le jour de la première tant redoutée des Belles-Soeurs, il s’envolera en direction de la Toscane, avec des amis. Il passera ensuite cinq semaines à Paris, en touriste. "C’est la première fois en trente ans que je vais en Europe pour me reposer. Depuis la création des Belles-Soeurs à Paris, en 1973, je m’y suis toujours rendu pour le travail. Des vraies vacances, je me sais pas ce que c’est!" Il n’est jamais trop tard pour apprendre…

Jusqu’au 6 septembre

Bateau-Théâtre L’Escale, à Saint-Marc-sur-Richelieu
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