Jean-Pierre Ronfard : Du mythe à la réalité
Scène

Jean-Pierre Ronfard : Du mythe à la réalité

Pour sa première mise en scène à l’Espace Go, JEAN-PIERRE RONFARD monte Odipe à Colone, de Sophocle, une tragédie empreinte de sérénité traduite du grec ancien par sa défunte épouse, l’écrivaine Marie Cardinal.

Odipe n’a pas eu une vie facile. Banni de Thèbes après s’être crevé les yeux pour se punir de l’aveuglement qui l’a conduit à tuer son père et à épouser sa mère, il erre sur les routes en attendant la mort, guidé par sa fille Antigone. Ce mythe raconté par Sophocle a séduit la directrice artistique de l’Espace Go, Ginette Noiseux, et son amie de longue date Marie Cardinal, toutes deux fascinées par les thèmes de la vieillesse et de l’exil. "Elles ont longuement conspiré autour d’Odipe à Colone…", amorce Jean-Pierre Ronfard, très heureux de mettre en scène la dernière traduction inédite de sa femme, la romancière d’origine algérienne Marie Cardinal, disparue en 2001. Surtout que l’âge, confie le pétillant septuagénaire, confère des dimensions nouvelles au récit du poète grec.

L’auteure des Mots pour le dire et de La Clé sur la porte n’a jamais écrit de théâtre mais affectionnait particulièrement le travail de traduction, rappelle son compagnon de vie. "Elle visait la clarté, toujours. Avec le grand principe qu’au théâtre, il ne faut pas que la moitié de la salle se penche sur l’autre pour lui demander ce que ça veut dire! Les gens doivent être touchés, immédiatement. Pour elle, le théâtre antique était avant tout un art populaire." Passionné par les mythes grecs, qu’il juge supérieurs à la mythologie judéo-chrétienne, Jean-Pierre Ronfard ne tarit pas d’éloges envers ce drame tranquille, plus serein que sanglant.

Le cofondateur du Théâtre Expérimental de Montréal – en 1975, avec Robert Gravel et Pol Pelletier – effectue en agréable compagnie ses premiers pas dans les coulisses de l’Espace Go, un lieu dont il a contribué à la création. Il y retrouve un ami de jeunesse, le scénographe André Acquart. C’est Ginette Noiseux qui a eu l’excellente idée d’inviter cet artiste français de réputation mondiale, collaborateur de Jean Vilar, Roger Blin et Jean-Marie Serreau, acclamé à plusieurs reprises au cours des 50 dernières années, entre autres lors de la création des pièces Les Nègres et Les Paravents, de Jean Genet.

André Acquart n’est pas qu’un décorateur et costumier de grand talent, c’est aussi un entremetteur doué, révèle Ronfard. "C’est grâce à lui que Marie Cardinal et moi nous sommes rencontrés, en Algérie, au début des années 50. André a même servi de témoin à notre mariage!"

Et là ne s’arrêtent pas les retrouvailles, puisque Ronfard dirige deux vieux complices: Gabriel Gascon et Albert Millaire. "Je suis à un moment de ma vie où des boucles se referment. J’ai dirigé Albert Millaire dans la première pièce que j’ai montée au Canada, une tragédie d’Eschyle présentée au Théâtre du Nouveau Monde en 1961." Après Oreste, Albert Millaire sera donc Odipe, le vieillard acariâtre… et aveugle. Un handicap qui n’en sera pas un pour cet interprète doué, capable de briller les yeux éteints. "Quel plaisir de côtoyer des acteurs de cette envergure!" Une belle brochette de comédiens leur donneront la réplique: François Tassé, Édith Paquet, Jacques Baril, Pierre-François Legendre, Jack Robitaille, Denis Gravereaux, Patrick Ouellet, Mario Greaves, Christian Provencher et Nathalie Gascon, qui prend courageusement la relève de Marie-Thérèse Fortin, remplacée pour des raisons de santé.

Cette coproduction avec le Théâtre du Trident, à Québec, sera mise en scène en toute simplicité, assure le fondateur et coprésident de l’Espace libre, qui nous a épatés dans le passé avec des projets inusités et ambitieux. "Je n’ai pas envie de donner une lecture nouvelle de la pièce de Sophocle. Je me mets au service de l’oeuvre. J’essaie de faire voir et entendre le texte, d’éclairer les situations proposées, de donner du relief aux personnages; bref, de faire parler la pièce le plus clairement et le plus chaleureusement possible. C’est tout."

Jean-Pierre Ronfard insiste sur l’apport de ses collaborateurs, dont Acquart. "Le mérite d’un créateur comme lui, c’est qu’il n’est absolument pas soumis aux modes. Il conçoit un univers, une sorte de sculpture de l’espace, et s’enfonce là-dedans. C’est magnifique de le voir prendre les tissus et les sculpter sur le corps des comédiens! Le regarder travailler, c’est une véritable leçon de soumission à la matière et d’humilité."

Avec le concepteur Stéphane Caron, le metteur en scène s’amuse à créer un environnement sonore composé uniquement des voix des comédiens. "C’est mon dada, je préfère la musique vivante aux bandes sonores", assure ce touche-à-tout avant d’ajouter, avec un sourire taquin: "Pour l’instant…"

C’est que l’infatigable créateur n’a pas dit son dernier mot; après cette incursion chez les Grecs, il entend bien aller fouiner ailleurs. "J’ai l’immense privilège de ne faire que ce que j’aime, avec les gens que j’aime." Une chance énorme, dont il vaut mieux profiter, s’enthousiasme cet esprit ludique. Après toutes ces années, Jean-Pierre Ronfard continue de porter sur les choses de la vie un regard amusé. À preuve, il conclut l’entretien avec un rire: "Bien sûr, Odipe à Colone est un projet plus grave, disons-le, que plusieurs autres, mais il ne faut quand même pas se prendre au sérieux…"

Du 16 septembre au 11 octobre
À l’Espace Go
Du 4 au 29 novembre
Au Théâtre du Trident, à Québec