Toujours l'orage : Mémoire vive
Scène

Toujours l’orage : Mémoire vive

Le metteur en scène GHISLAIN FILION se frotte à la pièce Toujours l’orage, du Français ENZO CORMAN, une oeuvre encore jamais montée de ce côté-ci de l’Atlantique.

"Je ne vaux rien, en définitive, pas un clou, je suis teigneux, injuste, arrogant, ressasseur, vaniteux, un être humain, en somme, et vous ne valez guère mieux." C’est dans ces mots que le bourru Théo Steiner (interprété par Luc Morissette), vieil acteur shakespearien retiré dans la campagne morvandelle, accueille le jeune Nathan Goldring (Bruno Marcil), depuis peu directeur d’un important théâtre de Berlin où il compte monter Le Roi Lear. La dernière fois que le public a vu le grand acteur, rescapé du camp de concentration de Terezin (que les nazis appelaient "la cité idéale des Juifs" et où l’on assistait à des représentations théâtrales, lectures de poésie, concerts, etc.), c’était il y a 20 ans, lorsque, après une représentation de Macbeth, il avait quitté, troublé et sans prévenir, le Burgtheater de Vienne et la vie publique, pour passer ses journées à peindre, loin de la scène, des expositions et des contacts humains.

Tandis que dehors l’orage bat son plein et les confine à cette rencontre à huis clos dans une chambre de maison de ferme, nos deux protagonistes, au tempérament bouillant, tentent d’établir une complicité.

Toujours l’orage, du Français Enzo Corman (plus d’une vingtaine de pièces à son actif depuis 1982), fut écrite en 1997 et présentée la même année à Toulouse, dans une mise en scène d’Henri Bornstein. Voilà que le théâtre Les Trois Arcs, en codiffusion avec le Groupe de la Veillée, la présente à compter du 14 octobre au Théâtre Prospero. "Cette pièce, jamais montée au Québec, explore l’accueil, l’écoute, et dévoile la fragilité et l’humanité qui se terrent au fond de nous", affirme Ghislain Filion, le metteur en scène. C’est aussi une réflexion sur les relations humaines, sur la difficulté comme sur les résonances que provoque le fait d’entrer en relation, d’ouvrir des portes. "Comment prenons-nous la mémoire, la parole des blessés, des témoins d’atrocités? Sommes-nous vraiment capables de recevoir de tels propos? Faisons-nous seulement l’effort d’écouter?" En ce sens, la pièce touche, au creux des dialogues, quelque chose qui dépasse le malheur particulier en exposant le problème, toujours contemporain, de la communication. Dans nos relations quotidiennes, sommes-nous toujours réceptifs à la tristesse, à la peine ou aux malheurs des autres?

"Il s’agit ici d’un théâtre qui fait appel à l’intelligence, et je crois beaucoup à celle des spectateurs, poursuit Ghislain Filion. Cette pièce n’est pas que grave, au contraire, mais je n’ai pas peur d’aborder des sujets dits sérieux, responsables. Il y a un espace pour le sensé, le méditatif, le théâtre d’écoute." La compagnie Les Trois Arcs, que Filion a fondée en 1989 avec le dramaturge Francis Monmart (décédé en 1999), a toujours favorisé des textes à fortes préoccupations existentialistes, questionnant l’art, l’histoire et l’engagement des artistes, "avec tout ce que cela peut supposer de doutes comme de convictions, de peine ou de joie et autres contradictions". Toujours l’orage reflète bien ses préoccupations humanistes, et s’avance plus particulièrement, on l’aura compris, vers le thème de la mémoire. "On ne lègue quelque chose que si l’autre écoute."

Filion concentre ici sa mise en scène sur la direction des acteurs: "J’ai essayé de ramener cette belle écriture dans le langage corporel, dans le déplacement, afin d’en tirer le caractère dynamique et humoristique, et ce, de manière subtile et nuancée, tel que le commande le texte." Les costumes sont d’Amélie Dionne Foster, jeune diplômée de Lionel-Groulx, tandis que Jean Gervais (qui a aussi travaillé auprès de chorégraphes, dont Paul-André Fortier, Édouard Lock et Jean-Pierre Perreault) s’est chargé de la scénographie et de l’éclairage. Environ 80 % de la pièce est habitée par l’environnement sonore de Maryse Poulin (conceptrice sonore primée, elle a aussi dansé cinq ans pour O’Vertigo), présente sur scène, qui ponctue la pièce de références à l’orage, symbolisant l’extérieur réel et métaphorique, représentant aussi le coeur et la mémoire. Dans cette fragile dérive des émotions, la tempête est donc partout: dans la douloureuse mémoire, "dans les hantises de chacun, qui font tranquillement surface", comme à l’extérieur, et elle cingle tout. Entre les larmes, il y a le rire et cette complicité qui s’inscrit, par la parole, entre le jeune avant-gardiste et le vieil ermite.

En perspective, un beau moment de théâtre sur les relations et la filiation. Laissons à Goldring les mots de la fin: "Existe-t-il une famille, existe-t-il une communauté, existe-t-il un peuple? Et moi, s’il te plaît, dis-moi: qu’ai-je à voir avec cela?"

Du 14 octobre au 1er novembre
Au Théâtre Prospero