Albert Millaire : Revenir aux sources
Depuis le Conservatoire, il rêvait d’Odipe Roi; on lui offre Odipe à Colone: même personnage, devenu plus sage avec les ans. Proposition inattendue, et d’autant plus tentante pour ALBERT MILLAIRE qu’elle vient d’un vieux compagnon et se présente sous le signe de grandes retrouvailles.
Les compagnons
Odipe à Colone
marque les retrouvailles d’Albert Millaire et du regretté Jean-Pierre Ronfard, qui signait avec cette pièce son ultime mise en scène. Il y a 42 ans, l’acteur avait été l’Oreste de Ronfard lors de sa première mise en scène québécoise: Les Choéphores d’Eschyle. Autres compagnons: le comédien Gabriel Gascon, le scénographe André Acquart et, sur papier, Marie Cardinal, compagne de Ronfard décédée en 2001, auteure de la traduction de cette pièce de Sophocle, jouée pour la première fois en -401.
"Très tôt, on a formé une famille, confie Albert Millaire. C’était extrêmement chaleureux. Et comme je le dis souvent, on s’est retrouvés, Jean-Pierre et moi, avec 84 ans d’expérience de plus… Après Les Choéphores, on n’avait pas retravaillé ensemble, mais on est restés copains tout le temps. On avait deux voies totalement différentes: lui est toujours resté près des jeunes, faisant beaucoup de recherche, montant aussi des spectacles sérieux, et magnifiques. Moi j’avais opté pour le théâtre populaire, j’ai fait aussi carrière en anglais. J’allais parfois voir son travail; on se rencontrait de temps en temps.
"En me demandant de jouer Odipe, il savait ce qu’il faisait. Il me disait un mot, et on se comprenait. Jean-Pierre adore les acteurs, et il aime le texte. Ça s’est magnifiquement bien passé. Quand on se sent respecté, aimé, on donne plus encore. J’ai ouvert tout ce que j’avais, et je lui ai tout donné."
Le personnage
"J’ai d’abord un peu côtoyé Odipe au Conservatoire, raconte le comédien, mais comme me l’a fait comprendre, après un silence, mon mentor, M. Doat, j’étais beaucoup trop jeune pour jouer ça…"
On connaît le mythe d’Odipe qui, Sophocle le raconte dans Odipe Roi, a tué son père et épousé sa mère, dont il eut quatre enfants. Dans Odipe à Colone, on retrouve le personnage après 10 ans d’exil. Aveugle – il s’est crevé les yeux en apprenant l’affreuse vérité -, il erre, guidé par sa fille Antigone. Par Apollon, il sait qu’il connaîtra le lieu et le moment de sa mort, et que sa dépouille protégera la ville où il sera enseveli. C’est vers ce dernier repos que marche Odipe.
"Cette pièce est magnifique. Odipe a vécu, a compris qu’il a été le jouet du hasard, des dieux; il est passé par toutes les étapes de la souffrance, et je pense qu’il a accepté son sort. C’est un homme très ordinaire, mais il ne faut pas oublier qu’il a été roi. C’est pour ça qu’il peut être très près de la terre, du quotidien, et à la fois parler aux dieux, d’égal à égal. Au début de la pièce, il est apaisé; mais en apprenant que les anciennes prophéties d’Apollon vont se réaliser, il va se tendre de nouveau, et retrouver de la force. La pièce nous raconte ce qu’était l’humanité il y a 24 siècles, et nous montre qu’on n’a pas changé beaucoup. Le théâtre est un miroir: à travers ce mythe, cette famille qui s’est déchirée, regardons-nous agir."
Pour la première fois depuis ses débuts, qui remontent, en comptant les années d’études, à 50 ans, Albert Millaire incarne un personnage aveugle. "Dès le début, j’ai tenu à avoir les yeux bandés, parce que je ne voyais pas comment je pourrais jouer un aveugle en ayant les yeux ouverts, et en regardant tout le monde." Il apprend rapidement son texte, afin de pouvoir, le travail de table terminé, se lever et jouer sans voir. "Dès qu’on s’est levés, j’ai tout de suite mis mon loup et j’ai commencé à jouer en ne regardant rien. J’ai voulu, absolument, ne pas m’habituer à la mise en scène des autres; je préférais me laisser surprendre. J’ai eu peur parce que mes camarades ne voyaient pas mes yeux. Et évidemment, en scène, c’est par les yeux qu’on communique. Autour de moi, les gens semblaient un peu inquiets, me disaient: "T’es fou, c’est tout un défi!" Le regard de mes camarades, bien sûr, me manque. Mais pour la concentration, c’est extraordinaire. Pour le jeu aussi: le fait de ne pas voir apporte une spontanéité, et une grande fragilité au personnage."
La production fut marquée par le triste événement qu’on sait: la mort, le 26 septembre, de Jean-Pierre Ronfard. Grande perte pour le théâtre québécois, et pour toute l’équipe qui jouait alors à Montréal. "Le plus difficile, ça a été le jour où on a appris son décès, rappelle l’acteur. On a décidé de jouer quand même. Je savais que ce serait difficile, mais c’était la seule chose à faire. De toute façon, c’est ce qu’il aurait dit lui-même. Le plus dur, c’était de se retrouver au théâtre le soir et, évidemment, de dire tout ce qu’on a à dire en ayant Jean-Pierre présent à l’esprit. Ça a été épouvantable, surtout à la fin, lorsqu’il est question du départ vers la mort… Ce soir-là a été terrible; mais dès le lendemain, on s’était très bien repris."
La scène
Précieuse rencontre avec un vieux compagnon, cette pièce qui, après Québec, sera présentée en tournée, représente aussi pour Albert Millaire un retour à la scène. Après quelques brèves apparitions, dont un rôle de soutien dans Vania, qui lui a valu un Masque l’an dernier, il trouve en Odipe son premier rôle d’importance après le cancer qui, découvert au printemps 2000, l’a mené hors-circuit pendant plus d’un an. "Je m’étais dit que j’étais probablement trop vieux ou trop faible pour rejouer des personnages pareils. Après ma maladie, je suis entré au Théâtre de l’Opsis, où j’ai joué l’an dernier avec des jeunes comédiens; j’avais une seule scène, très belle, de neuf minutes. J’ai eu un plaisir fou avec ces jeunes-là, qui pourraient être mes enfants. Alors je me suis dit: "C’est peut-être ça mon avenir. Je vais travailler des courtes scènes, avec des jeunes comédiens." Surprise, donc, à l’appel de Ronfard: Odipe est arrivé, et je suis capable de le jouer.
"Je suis content: il y a bien des choses que je ne peux plus faire, à cause de mon dos – les courses de D’Iberville, par exemple, sont maintenant loin de moi -, mais au moins je peux faire mon métier. Trois ans se sont passés, et j’ai assez d’énergie maintenant, même si physiquement, je dois me calmer un peu: je ne peux plus faire mes sports, sauf la natation. Alors j’essaie de prendre ça doucement, et de continuer à faire mon métier. Parce que j’ai la ferme conviction qu’en faisant bien mon métier je rends service. Et c’est agréable de rendre service; c’est aussi agréable de jouer sur scène que de faire à manger à quelqu’un et de le recevoir. "
La présentation d’Odipe à Colone marque, enfin, le retour du comédien sur une scène de Québec, où il n’avait pas joué depuis bien des années. "Ça me fait un grand plaisir de revenir à Québec; j’adore jouer ici."
Pourquoi avoir choisi le théâtre? "J’ai toujours l’impression que j’ai jamais eu le choix, que c’est le métier qui m’a choisi. J’ai toujours fait des spectacles: à l’école primaire, au collège classique, puis au Conservatoire. J’étais confiant que je ferais ma vie dans ça, et que j’aurais du succès, ce qui est arrivé. Je suis très gâté: je n’ai jamais hésité. Le plaisir, dans ce métier, c’est d’être sur scène, d’être en accord avec le public, d’arriver à une forme de virtuosité et de sentir les gens qui vous suivent. De voir, aussi, les yeux des gens. C’est merveilleux: j’ai vraiment l’impression de donner du bonheur. Alors, c’est ma façon de communiquer avec les autres, parce qu’autrement dans la vie, je suis un être timide.
"On m’a dit un jour: "C’est bien beau les subventions aux artistes, mais vous savez, la santé a tellement besoin d’argent…" C’est important, la santé; mais nous aussi on rend des services. Nous autres aussi on opère dans le cerveau, on opère dans les coeurs. J’ai eu des témoignages de gens qui m’ont écrit des lettres extraordinaires; ça, c’est formidable. Permettre aux gens de voir quelqu’un qui parle, qui manifeste en leur nom, c’est ça notre métier. Au nom des gens, nous faisons des choses belles."
L’équipe est complétée par les comédiens Jacques Baril, Serge Bonin, Nathalie Gascon, Denis Gravereaux, Jean-François Hamel, Pierre-François Legendre, Patrick Ouellet, Édith Paquet, Jack Robitaille, François Tassé et par les concepteurs Flore Guillemonat, Guy Simard, Stéphane Caron, Jacques-Lee Pelletier, Allain Roy, Huy Phong Doan.
Du 4 au 29 novembre
Au Grand Théâtre
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Nous remercions la boutique Mà pour son aimable collaboration.