L'Habilleur : Crime et dévouement
Scène

L’Habilleur : Crime et dévouement

Ne reculant devant aucune métamorphose, DENIS BERNARD joue au Théâtre Jean-Duceppe l’habilleur amoureux et outrageusement dévoué d’un vieil acteur à la dérive, incarné par MICHEL DUMONT. Rencontre avec le comédien le plus caméléon du Québec.

Sans en avoir l’air, Denis Bernard a derrière lui 25 ans de métier sans aucune période creuse, plus de 50 productions théâtrales dont une dizaine de mises en scène, sans compter les nombreuses séries télé, de Jack Carter à Virginie, en passant par Mon meilleur ennemi, Diva, Emma et Réseaux. En tout, l’acteur a minutieusement construit pour le public plus de 80 personnages. Surprenant? C’est que l’homme est un véritable acteur caméléon, se glissant avec une grande souplesse dans la peau des personnages qu’il incarne. Nous le retrouverons avec bonheur dans L’Habilleur de Ronald Harwood, mis en scène par Serge Denoncourt, une pièce où théâtre dans le théâtre et jeux de pouvoir amènent le fougueux créateur à jouer une fois encore dans un registre nouveau.

Harwood, également auteur de la pièce Quatuor montée récemment au Rideau Vert, a puisé dans son expérience personnelle pour écrire l’histoire de Norman, habilleur dévoué jusqu’à l’excès et secrètement amoureux depuis 16 ans d’un vieil acteur malade et dépressif. Mais un soir de 1942 où le comédien semble incapable de monter sur la scène d’un théâtre anglais, alors que tous sont d’avis qu’il faut annuler la représentation, Norman s’obstine à convaincre Sir de jouer. Une pièce, donc, où le rideau sera levé sur les coulisses alors que s’accumulent traîtrises et illusions perdues.

Tandis que les bombes allemandes tombent sur le vieux théâtre shakespearien et que tous les acteurs sains ont été recrutés par l’armée, cette troupe décimée tente néanmoins de jouer dans les conventions de l’époque où effets de voix et procédés rudimentaires sont à l’honneur. Si la pièce nous présente des moments rigolos de par ses pastiches, les enjeux dramatiques de la coulisse demeurent à l’avant-plan, tant dans la scénographie que dans la structure dramaturgique.

The show must go on
Est-ce que Norman réussira à amener Sir sur scène? "Ce serait un drame pour Norman d’annuler la représentation", note Denis Bernard, qui incarnera avec précaution le personnage perturbé de l’habilleur, alors que Michel Dumont jouera le tyrannique Sir. "Il est celui qui protège Sir depuis des années, qui le prend en charge, qui le cajole. La loge est son refuge, c’est l’endroit où il est en vie. Il y contrôle les entrées et les sorties, son désespoir s’y transforme en mesquinerie. Norman vit complètement par procuration. Alors le soir où, fatigué et brisé, Sir craque et ne veut plus jouer, Norman fait tout pour le convaincre de remonter sur les planches. Sir tombera alors dans l’autre excès, celui de star despotique. Puis, il chutera de nouveau dans l’angoisse et demandera à Norman de le protéger comme un petit enfant. Au-delà du rapport professionnel entre un acteur et son habilleur, il y a nettement un rapport de dépendance affective totale de l’un par rapport à l’autre." L’idée de situer cette relation trouble dans un théâtre n’est pas sans intérêt. La passion et l’aveuglement de Norman y prennent tout leur sens. "Sir se retrouvera pathétique en d’intérieur, pour enfin être magnifié par le travail de Norman. Celui-ci lui enfile la toge, la perruque, il le maquille, le transforme en géant. Et pourtant, on sait, parce qu’on l’a vu, qu’il y a un individu en dessous, très petit, qui dit: je ne suis plus capable."

Si Sir demeure un acteur rétif à l’idée de monter sur les planches, Denis Bernard, lui, entretient religieusement le plaisir de jouer depuis des années. Au péril de bien des choses. "On m’a souvent demandé d’abandonner le théâtre pour des projets de tournage, entre autres, mais je n’accepterai jamais. Le théâtre est indissociable de ma vie. Personne ne peut m’empêcher de jouer. Il y a une seule chose qui va m’en empêcher: la mort. En attendant, j’en profite!" L’acteur, ne pouvant cacher son excitation, compare le bonheur de jouer l’habilleur à celui qui l’anima, à l’âge de 13 ans, au pensionnat de Lévis, alors qu’il découvrit le plaisir de jouer. "Je découvrais que je pouvais avoir une prise de parole en étant vraiment quelqu’un d’autre, loin de moi. Et dans L’Habilleur, il y a une composition évidente. Je ne pars pas de ce que je suis comme dans certains rôles où il y a, à tout le moins, une ressemblance physique. Ici, il n’y a pas de logique physique entre Norman et moi. Et j’ai toute la latitude permise. Norman est efféminé, il me demande d’aller chercher l’énergie d’une femme." Mais l’acteur se défend bien de tomber dans la facilité. "Ce n’est pas une "folle" et le piège est très dangereux. Pour m’aider, je me suis ramené à la fonction première de Norman, qui est celle d’être habilleur. Et c’est dans les gestes d’un habilleur, repriser, repasser, que je trouve l’ancrage du personnage. D’ailleurs, je suis constamment en action sur scène et c’est une des choses les plus difficiles que j’ai eu à faire dans ma carrière. Je n’arrête pas de bouger. Alors être vrai, sincère, et faire du thé, maquiller, démaquiller, déshabiller, laver des bottes, passer une serviette à l’eau, tous ces gestes quotidiens qui doivent passer au théâtre en même temps que la justesse de mes répliques, ça représente un travail d’acteur incroyable. Mais le jeu, c’est ce qui m’intéresse le plus, alors imaginez le bonheur que je peux avoir à jouer tout cela!" nous confie l’acteur, visiblement ravi, précisant toutefois que la pièce respecte la tradition britannique. "On ne fait pas du psychologique à l’américaine. Il y a une nuance importante sur le plan du jeu de l’acteur. Nous ne travaillons pas des émotions intérieures. Il est important de ne pas perdre ça de vue."

Comédien sans frontières
Là où Denis Bernard s’enflamme, c’est devant la liberté que plusieurs ont prise de critiquer certains publics. Particulièrement le public de pièces plus conventionnelles. "Il faut être capable de recevoir ce qu’on présente sans idées préconçues. Nous sommes devant un grave problème de perception", observe l’acteur qui se dit déçu par l’apparent clivage théâtral au Québec. Déployant autant d’énergie dans des créations destinées à un public spécialisé au Théâtre de l’Opsis (Vania) que dans des créations visant le grand public avec la Compagnie Jean Duceppe, Denis Bernard se dit outré de ce nouveau discours voulant que le théâtre grand public soit de moins bonne qualité. "Cette façon de faire une hiérarchie de publics me heurte. J’ai un profond respect pour le public qui se déplace pour des créations plus expérimentales, mais madame X qui force monsieur X à aller au théâtre mérite aussi le respect. Ce serait une atteinte à leur intelligence que de dire que c’est un art mineur. Il y a de bonnes et de moins bonnes productions partout, mais le public n’a rien à voir avec la qualité des pièces présentées. Il y a seulement des grilles de lecture différentes. En peinture, beaucoup font de l’abstrait, mais il reste toujours des peintres qui font des portraits. Est-ce qu’on a encore le droit d’apprécier un portrait pour ce qu’il est? Il est grand temps que ça change parce qu’on est en train de briser, de noyer quelque chose", clame l’acteur dérouté devant cette tendance à mépriser l’art populaire.

Pour celui qui multiplie les rôles de tous styles tout en gardant le soin de faire chaque fois des chefs-d’oeuvre de composition, l’étonnement et l’enchantement du public restent les plus belles preuves de réussite. "J’aime quand on peut me dire qu’il y a une différence nette entre les personnages que j’incarne. J’aime que certaines personnes ne me reconnaissent pas. Mais c’est une question de gestion, tout ça. Quand on a la chance de pouvoir faire des choix, il faut savoir se disperser de belle façon. C’est ça, jouer."

Jusqu’au 6 décembre
Au Théâtre Jean-Duceppe
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