L'Odyssée : Les risques du voyage
Scène

L’Odyssée : Les risques du voyage

À quoi ressemble la rencontre entre la qualité et le succès, entre le théâtre institutionnel et le théâtre marginal? Eh [CVi1]bien à L’Odyssée, celle mise en scène par le provocateur et rebelle, le très occupé DOMINIC CHAMPAGNE. Une pièce qui est avant tout l’adaptation réussie, signée ALEXIS MARTIN et lui, du célèbre poème épique attribué à Homère.

"Homère n’a vécu que 400 ans avant moi", disait Hérodote; on ne peut donc pas lui téléphoner pour demander conseil à propos des intentions ou du choix des mots. De toute façon, l’existence même de l’aède, que la tradition représente depuis 3000 ans en vieil aveugle errant, est non seulement problématique mais entourée de légendes des plus loufoques. Qu’à cela ne tienne, les deux auteurs ont longuement cogité sur les 12 109 vers divisés en 24 chants. Pris avec 20 heures de tirades, étudiant toutes les traductions imaginables, ils ont ramené le tout à 3 heures. On assiste donc au résultat d’un travail ardu et éthique, qui ne donne pas dans l’excès ou l’intumescence poétique tout en conservant l’aspect lyrique du texte. La pièce nous amène dans le vent, sur une scène hantée par la mémoire, nerveuse comme l’aiguille d’une boussole, où tout tangue, fragile comme les certitudes, et vacille entre la nostalgie et l’avancée conquérante.

Le voyage est truffé d’embûches et la scénographie époustouflante de Stéphane Roy exige des comédiens des prouesses athlétiques et une concentration exceptionnelle. "On ne doit pas avoir peur, sinon on ne fait rien, raconte Pierre Lebeau. Il s’agit tout de même, pour les acteurs, de grimper une paroi haute de 15 pieds, criblée de mâts et de cordages! C’est dans la crainte de faire un faux pas que le danger survient. Comme pour l’angoisse d’avoir un trou de mémoire… Il faut savoir se reposer sur la pratique et la technique pour s’abandonner au texte, à l’oeuvre, au jeu", poursuit celui qui, lors des premières représentations, fut frappé par le mât du bateau, ce qui lui causa une petite commotion cérébrale. "C’est un spectacle à haut risque qui demande beaucoup de technique, confirme François Papineau, il faut être très présent et avoir totalement confiance en l’équipe."

"J’essaie d’exclure toute forme d’appréhension, renchérit Lebeau, tant positive que négative, pour vraiment me lancer à fond. C’est très exigeant physiquement, mais la plus grande exigence, pour ma part, est celle de la précision: je suis d’abord conteur et je dois accomplir mon rôle de façon précise, intéressante, palpitante." Il incarne ici plusieurs personnages, tous teintés de Laërte, le narrateur. François Papineau, qui joue Ulysse, le prince de l’errance, doit lui aussi faire face à une panoplie d’ajustements, passant de la flamboyance à l’intériorité, du doute à l’assurance des vainqueurs et meneurs, de la fragilité des blessés et déboussolés à la dureté des vengeurs sanglants. "S’ajuster à chaque trait n’est pas une gymnastique évidente au début, mais après 300 heures de répétitions, on s’habitue au parcours et ça devient un couloir de réflexes où l’on peut sauter d’un sentiment à l’autre. Ce sont des séquences répétées séparément qu’on colle ensemble. Ça devient de la technique, mais qui n’est pas froide, qui nous entraîne complètement et nous permet d’être plus détendu."

Papineau se considère comme un comédien qui est à la fois un bon public, capable de s’entendre et de se laisser embarquer par l’histoire. Dans ce cas-ci, le texte est, selon lui, si bien ciselé qu’il invite facilement le spectateur à suivre le comédien dans toutes ses nuances, et ce, malgré la taille de la salle. Il est ravi de reprendre cette pièce marquante: "Je suis content d’avoir pris de l’âge (trois ans se sont écoulés depuis la création). Maintenant, je comprends Ulysse différemment et mieux."

Du 31 octobre au 22 novembre
Au Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts
Voir calendrier Théâtre

Un autre personnage: la musique!
Plutôt que la recette habituelle des dernières années (lancement d’un CD pour promouvoir le spectacle à venir), la musique originale de L’Odyssée, composée par Pierre Benoît, a pris la vieille route. Des centaines d’heures de répétitions et plusieurs représentations plus tard, voilà le CD. "L’enregistrement a beaucoup gagné grâce aux représentations, confie le compositeur, tout comme nous étions sortis grandis de l’expérience Don Quichotte." Si la musique de L’Odyssée crée une atmosphère sonore alors que celle de Don Quichotte était davantage en contrepoint avec les répliques, Pierre Benoît affirme avoir rencontré les mêmes contraintes. "Nous ne sommes pas dans le monde des variétés, nous sommes au théâtre. Dans une salle peu habituée à recevoir une présence et un mouvement musical aussi imposants. Pour les comédiens, c’est également beaucoup d’ajustements."

Avant Don Quichotte, Pierre Benoît avait aussi composé pour Vacarmes, cabaret perdu, Lolita et Beauté féroce. L’Odyssée, par contre, est ce que le compositeur (qui a aussi travaillé pour la télévision, la radio et le cinéma) considère comme son plus grand défi artistique. "Le musicien doit toujours se retenir pour rendre l’oeuvre. C’est un tout; la musique incarne un personnage parmi d’autres…" La musique étant ici ramenée à l’avant-plan, dont cette belle mélodie qui revient sur quelques pistes et nous envoûte, le CD ne s’en écoute pas moins comme une oeuvre en soi: "On relance les souvenirs de ceux qui ont vu le spectacle, mais quelqu’un qui ne l’a pas vu va aussi faire un beau voyage!"

(S. D.)