Les Éternels Pigistes : Star Épiphanie
Dans leur plus récente production, Les Éternels Pigistes décortiquent les rouages médiatiques de notre société. Un cocktail d’humour grinçant et de franche dérision.
"T’as pas de talent, mais t’es connu!" Voilà un sérieux problème qu’aborde Marie Charlebois à propos du "zoobusiness" actuel, dominé plus que jamais par l’image. "On cherche trop à créer des succès. En plus, ils doivent être instantanés." Il est vrai, c’est maintenant difficile d’entendre une voix originale au milieu du cirque médiatique. "Le désir de faire de l’argent à tout prix pollue les arts, c’est agaçant", renchérit Patrice Coquereau.
Aurions-nous affaire à des frustrés qui passent leur temps sur le banc des joueurs? Pas du tout. Les membres des Éternels Pigistes que sont Christian Bégin, Pier Paquette, Marie Charlebois, Patrice Coquereau et Isabelle Vincent ont tous, ensemble et séparément, le vent dans les voiles. Tout en poursuivant ce travail collectif au sein du groupe qui oeuvre avec lucidité et humour depuis 1996, ces artistes cumulent les projets théâtraux, télévisuels ou cinématographiques. Pas besoin d’être un chômeur forcé pour être lassé du fonctionnement de la machine artistique et médiatique. "Si l’élan initial demeure pur, reste qu’il y a beaucoup trop d’intermédiaires dans les arts. Trop de gens vivent par procuration, poursuit Coquereau. Mille Feuilles est un regard à la loupe sur ce milieu comme sur les temps actuels, c’est grossi."
"A-t-on tant besoin du regard de l’autre pour exister? Jusqu’où peut-on se perdre? Qui sommes-nous, au fond, dans tout ce magma?" questionne Marie. L’histoire, montée en 12 tableaux, s’apparente à un recueil de nouvelles interreliées par le pouvoir médiatique et ses effets secondaires sur nos vies et sur notre autonomie de pensée. Ségolène Massinovitch, interprétée par Marie Charlebois (Les Jumeaux vénitiens, Bousille et les Justes), est à la tête de Mass inc., un empire médiatique où la convergence trinque avec la synergie. Dans son langage administratif aux connotations psycho-pop et ésotériques, cette pathétique PDG convaincue de sa passion investit dans le "créneau du rêve". Héritière d’un tableau de Paul Gauguin, elle entreprend de monter une comédie musicale autour du peintre, qui vivait pourtant aux antipodes du star-système. Gauguin serait joué par Christophe Beaudoin, qu’incarne Christian Bégin (Rumeurs, Les Aventures de Jack Carter), un jeune artiste multidisciplinaire tombé bien malgré lui dans l’oeil de Ségolène. Se greffent à cette trame principale de multiples récits mettant en lumière le "rapport ambigu d’attraction et de répulsion" envers les différentes facettes de l’image dans le tourbillon technologique actuel.
Si la pièce montre bien que la création peut rapidement être récupérée et pervertie par les intentions ou les rouages du commerce, tout ça est amené avec un humour grinçant et des plus efficaces. On rit jaune, c’est vrai, mais à s’en taper les cuisses. Ici, les conventions du théâtre sont bousculées. On s’amuse des rituels et techniques du jeu, on utilise le public, le programme, comme on fait référence à Blue Bayou (présenté dans cette salle en septembre dernier) tout en pastichant Tchekhov avec une complicité évidente. La télévision et la radio commerciales y passent aussi, leur manière de créer l’événement comme celle de servir, sans distinction, le pré-mâché. Le rythme effréné des nouvelles tendances relayées par les médias provoque un nivellement par le bas qui nous saute à la figure.
L’auteur attitré des Pigistes, Pierre-Michel Tremblay, qui a aussi collaboré aux textes du Grand Blond avec un show sournois et d’Un gars, une fille, a pour cette pièce travaillé à partir d’ateliers de discussions. "Cette pièce démontre inévitablement nos questionnements communs, nos soucis par rapport à la guerre, à l’intrusion de la caméra dans nos vies privées, au fait qu’on puisse faire parler les images comme on fait parler les statistiques", affirme d’ailleurs Coquereau, qui compte pas moins de 40 pièces à son actif, en plus de jouer dans Rumeurs et, comme tous les autres Pigistes, dans Délirium. D’après Marie, "le théâtre, par rapport à la télévision, est plus propice à la création car il offre plus de liberté que les paramètres très exigeants de la télévision, où on fait face à des gens qui ont un regard de producteur, non un regard artistique. Ils ont des comptes à rendre. Ici, on est dans des univers éclatés qu’on pourrait difficilement se permettre à l’écran."
"Dans les arts, conclut Patrice, il y en a qui retiennent, d’autres qui donnent." Les Éternels Pigistes, eux, donnent sans compter dans ce spectacle généreux, à la fois humain et d’un humour corrosif. Soulignons enfin l’apport considérable du pigiste invité, Martin Faucher, à la mise en scène.
Jusqu’au 22 novembre
Au Théâtre d’Aujourd’hui
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