Scène

Robert Reid : Chants de bataille

Amateurs d’étrangeté, réjouissez-vous. La compagnie L’Ange-Éléphant présente les deux premières Pièces de guerre de l’auteur britannique EDWARD BOND, Rouge, noir et ignorant et La Furie des nantis, au Théâtre Prospero, dans une mise en scène pour le moins organique signée ROBERT REID.

Des situations insolites surviendront pendant quelques semaines sur la rue Ontario. Fondateur de L’Ange-Éléphant en 1999 avec Normand Hamel et metteur en scène depuis 1993 du Groupe de poésie moderne (avec lequel il a signé un spirituel Boson de Higgs au FTA l’année dernière), Robert Reid cherche l’inusité et semble avoir une préférence pour les textes déroutants. Ici, un homme tué dans le ventre de sa mère explique la vie qu’il n’a jamais vécue, pour ensuite laisser entrer sur scène une petite communauté de survivants d’une guerre nucléaire. "Le mandat de L’Ange-Éléphant, c’est l’aventure artistique, explique Reid. On aime les formes de théâtre nouvelles, les textes que le public d’ici ne connaît pas beaucoup et qui laissent perplexe parce qu’on ne sait pas comment les jouer. On aime expérimenter toutes sortes d’avenues, et il y a souvent beaucoup d’exploration avant de trouver le filon. On fait les choses avec peu de moyens, mais on les fait par plaisir." Delphine Bienvenue, Géraldine Charbonneau, Chantal Jean, Olivier Morin, Jean-François Nadeau et Frédéric Paquette sont de la joyeuse distribution.

La compagnie, qui a déjà produit Yvonne, princesse de Bourgogne, Corps et Âmes et la création La Salle des compliments, s’attaque maintenant à un théâtre plus politique. Les Commentaires sur Pièces de guerre, écrits par Bond lui-même, ont fortement inspiré l’équipe de L’Ange-Éléphant, désireuse de se détacher de la vision plus intellectuelle des Français de l’auteur britannique. "Contrairement à eux, nous avons préféré inscrire tout cela dans la chair, expose Reid. Bond parle de la chair qui souffre et qui tente de raisonner. Il se réclame de Shakespeare, des Grecs et de Brecht."

La compagnie n’évince pas pour autant le questionnement politique. Au contraire, elle tente de le clarifier: "Quelqu’un qui naît aujourd’hui a des règles à suivre, il doit se comporter de telle ou telle façon. Dans certaines situations, on doit suivre les règles du monde dans lequel on vit tout en sachant qu’on est en contradiction avec soi-même. On se voit forcé de poser des gestes cruels et inconfortables." Malgré le fait que les valeurs aient changé, quelque chose semble se perpétuer à travers toutes les époques: un certain fatalisme. "Ce qui demeure, ce sont les forces extérieures qui nous poussent à agir selon ces valeurs. À l’époque des Grecs, c’était les dieux. De nos jours, c’est pareil… Il n’y a plus de dieux communs, d’accord, mais il y a toujours des forces qui agissent sur nous, qui nous poussent à être cruels envers quelqu’un, à adopter des comportements déraisonnés. Ce sont des forces sociales, des forces politiques. Dans Rouge, noir et ignorant, par exemple, les parents doivent considérer très tôt ce que doit faire l’enfant en fonction de l’avenir. Et ça verse dans la violence."

Société, tu m’auras pas
La compagnie L’Ange-Éléphant ne nous présente donc pas une fresque réaliste mais plutôt une évocation de la société actuelle. "Cette pièce de Bond a été écrite pendant la guerre froide, à une époque où les gens vivaient tous les jours avec l’inquiétude de la mort ou d’une attaque. C’est davantage ce sentiment qui nous a intéressés que la situation réelle de la menace nucléaire. On peut toutefois comprendre ce sentiment d’inquiétude avec la possibilité d’attentats terroristes… Mais les pièces de Bond nous enseignent surtout que nous vivons dans une société qui ne nous permet pas de nous connaître nous-mêmes. L’ancien "connais-toi toi-même" n’est plus mis en pratique. La société économique néolibérale prônant une logique de productivité ne nous en donne pas la possibilité. On n’a pas le temps de s’arrêter pour s’égarer, se perdre, aller au bout de soi-même, de sa folie, pour trouver sa vérité en tant qu’individu. Alors on se retrouve avec des guerres comme on les connaît, et des champs de bataille intérieurs, parce que tout cela fait de nous des êtres en contradiction. On se retrouve avec un batteur de femmes qui ne comprend pas pourquoi il fait ça et qui s’écroule."

Robert Reid ne nous entraîne pas dans un univers didactique. Faire réfléchir, oui, mais toujours avec un souci artistique: "Bond parle de théâtraliser l’analyse, poursuit-il. Alors on tente d’amener l’activité d’analyse de façon théâtrale, agréable, divertissante, parfois spectaculaire, parfois attirante esthétiquement, touchante même. Mais tout cela en permettant au spectateur de rester conscient, de réfléchir, d’interroger son regard et son jugement." On retrouvera certains outils du théâtre brechtien, des projections, mais surtout un rapport scène-salle en miroir, où les spectateurs se retrouveront face à face.

L’Ange-Éléphant, toujours intéressé par les nouveaux publics, se questionne sur les moyens d’attirer au théâtre les gens qui n’en ont pas l’habitude. "On aime le public qui n’a pas d’idées préconçues, confie Reid. Mais on a parfois l’impression que c’est toujours le même petit cercle restreint qui va au théâtre. Idéalement, il faudrait pouvoir toucher tous les publics, élargir le discours théâtral. Pour Pièces de guerre, on va tenter de voir comment réagissent les jeunes adultes de 19-20 ans. C’est un âge où on a une position critique à l’égard de la société, et où les conventions sociales peuvent être particulièrement astreignantes. On aimerait que le meilleur moteur de promotion de notre spectacle soit le bouche à oreille. Que des gens de tous les milieux voient ce que l’on fait, et ressentent le besoin d’en parler à d’autres et à d’autres…"

La redéfinition du théâtre populaire serait-elle dans l’air?

Du 18 novembre au 6 décembre
Au Théâtre Prospero
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