Alice Ronfard : La matrice
Scène

Alice Ronfard : La matrice

ALICE RONFARD recrée la naissance du monde sur la scène du TNM alors qu’elle se lance avec Pierre-Yves Lemieux dans la création de Tristan et Yseult au théâtre. Rencontre avec une femme qui remonte aux sources.

On connaît le roman d’amour un peu mièvre, l’opéra romantique, mais le Tristan et Yseult d’Alice Ronfard et de Pierre-Yves Lemieux plonge dans les temps ancestraux. C’est que la metteure en scène et l’auteur ont choisi le mythe originel comme matériau de départ. "Tristan et Yseult est une très vieille fable, clarifie la metteure en scène, dont les yeux trahissent une certaine excitation. Elle a été romancée par les troubadours à l’époque médiévale mais le mythe originel est différent. Il s’agit en fait d’une histoire de guerriers et de combats initiatiques. C’est une grande épopée à l’image du Seigneur des Anneaux ou de L’Odyssée, où des guerriers se définissent à travers diverses épreuves. Tristan rencontrera des monstres, devra combattre, puis passera à travers l’épreuve de l’amour, de la jalousie, du désir. La fable tient davantage de la quête du Graal que du récit édulcoré parvenu jusqu’à nous. De plus, nous devenons témoins de la naissance des dieux et de la notion de fatalité. C’est justement cette idée de la naissance du monde que l’on trouvait intéressante."

Ce que l’on connaît de Tristan et Yseult, c’est l’éternel triangle amoureux, alors que Tristan s’éprend de la jeune fille qu’il doit donner en mariage au roi Marc’h. Mais ici, Alice Ronfard prend le parti de faire réfléchir sur le sentiment amoureux. "Ces personnages sont amoureux de l’amour. À partir du moment où Yseult transgresse les règles et choisit de boire l’élixir d’amour, elle se voit confrontée à un tout autre versant du sentiment qu’elle ne soupçonnait pas. Comme dit Pierre-Yves Lemieux dans le texte, pour qu’il y ait l’expression de l’amour, il faut tuer l’amour. Quand on perd l’amour, qu’est-ce qui reste? La jalousie, la perversion, la cruauté. Il y a toute une partie de la pièce qui détruit cette idée de l’amour absolu, et qui interroge ce que l’on gagne à aimer de cette façon. On ne déjoue pas l’histoire d’origine, mais je crois que Pierre-Yves a fait un travail incroyable en respectant la fable et en proposant des pistes de personnages qui ne sont pas dans le roman et qui poussent notre trio vers son destin. On a beau défier les dieux, transgresser les lois, tous nos choix ont des conséquences." La metteure en scène, reconnue pour savoir actualiser les classiques, ne peut s’empêcher de faire la corrélation. "En 2003, la notion de sacré ne veut plus rien dire. On défie le sacré, on choisit nos vies, on détermine nos existences. Mais, comme dans la fable, on est toujours rattrapé à la fin, face à soi-même."

Tristan et Yseult de nos jours
Alice Ronfard s’attaque donc à la modernisation du mythe. "À l’origine d’une vieille fable comme celle-là, il y a, étrangement, une modernité incroyable, soutient-elle. Nous avons pris l’initiative de nous enfoncer dans les origines, presque dans une barbarie. On y retrouve tous les sentiments de base, ceux-là mêmes qui ont façonné les dieux de l’Olympe. Ces pulsions de l’origine sont, selon moi, beaucoup plus modernes que la romance médiévale. Ces personnages primaires, on les porte en chacun de nous." Les costumes chercheront à illustrer ce côté archaïque avec des vêtements tenant davantage de la sculpture que de l’étoffe. "C’est une esthétique très forte, très tribale. Tout est pourtant fait avec des matériaux modernes, des sacs de plastique, des roues de bicyclette, mais en axant sur la notion de tribu. On cherche à illustrer tout ce qui fait partie de notre inconscient collectif. Le besoin d’être en tribu revient dans notre société, après une période très individualiste. Le public d’aujourd’hui peut se reconnaître là aussi." Mais le réel défi de la metteure en scène, aussi bachelière en arts visuels, demeure dans la construction d’un univers magique. "Nous voulons des espaces avec de la lumière, de l’eau, des espaces qui peuvent disparaître en un clin d’oeil. Il faut que tout semble sortir des brumes puis s’efface." Sachant qu’Axel Morgenthaler tient la barre aux éclairages, on peut se permettre de rêver. Mais il semble également que les éléments de base – terre, eau et feu – seront sur scène et que des acrobates habiteront l’espace aérien.

Croiser la mort
Tristan et Yseult se conclut par la mort des personnages principaux, et la création de Ronfard et Lemieux accentue cette interrelation de la vie et la mort. "La mort peut ralentir le pas, mais elle reste surtout inéluctable", atteste Alice Ronfard qui a connu récemment la douleur de perdre son père, l’homme de théâtre Jean-Pierre Ronfard. "C’est une pièce sur l’instant de la vie et l’inscription de la mort qui s’y trouve. Certains personnages représentent très clairement ce passage. Alors c’était très proche de moi lorsque j’ai commencé à répéter. C’était incroyable de travailler ça trois jours après la mort de mon père. J’avais une approche de la symbolique de la mort qui était très claire. Je n’aurais pas pu diriger ce projet de la même façon si je n’avais pas vécu ce que j’ai vécu. Je me sentais très apaisée, ces personnages qui transportent la mort m’apparaissaient très tendres." Alice Ronfard, qui aime à dire que les textes viennent d’eux-mêmes vers elle, semble même penser que ce travail a pu faciliter le deuil. "Il y a beaucoup d’humour chez ces personnages de la mort. Ils ne sont jamais là pour condamner mais plutôt pour rassurer. Mais la conclusion de cette fable ne change pas, elle reste l’exultation de la mort, d’où l’urgence de s’inscrire dans le monde vivant. Pour moi, c’est très important. Si j’ai quelque chose à transmettre, c’est peut-être ça. C’est dans la vie que tout se passe."

Du 9 au 20 décembre 2003 et du 6 au 17 janvier 2004
Au Théâtre du Nouveau Monde