Evelyne de la Chenelière : L’héritage
Alors que sa pièce Des fraises en janvier, un des plus grands succès de la saison dernière, est reprise ces jours-ci chez Duceppe, EVELYNE DE LA CHENELIÈRE s’apprête à vivre une expérience unique. En signant au Nouveau Théâtre Expérimental le texte d’Aphrodite en 04, l’auteure démontre l’étendue de son audace.
Huit comédiens et comédiennes, tous frais sortis des écoles de théâtre, ont accepté de participer à l’aventure théâtrale peu courante qu’Evelyne de la Chenelière et Jean-Pierre Ronfard leur proposaient. Aphrodite en 04, la plus récente création du NTE, offre le fruit d’une seule journée de répétitions. En effet, afin d’abolir la castratrice notion de première, les artisans du spectacle vont répéter chaque jour ce qu’ils joueront le soir.
Cette idée, il y a longtemps qu’elle s’étoffait dans l’esprit du regretté fondateur du NTE. Comme l’explique de la Chenelière, "tout est parti d’un désir de créer autrement, de remettre en cause le sempiternel contexte de création. Jean-Pierre a imaginé une espèce de séminaire théâtral d’un mois qui, comprenant répétitions et représentations, rendrait les acteurs entièrement disponibles au projet. Avec ce jeu aux règles très précises, il souhaitait travailler dans la plus grande liberté, mais surtout dans l’urgence. S’il a fait appel à de jeunes acteurs, c’est précisément parce qu’ils ressentent vivement cette urgence de jouer".
Au fil de ses rencontres avec Ronfard, la dramaturge cerne les enjeux de son texte. Choisissant de laisser la démarche influencer son écriture, elle aborde ce désir impératif qu’a parfois l’humain d’entrer en contact avec des inconnus. Soucieuse de pousser encore plus loin la logique de l’urgence et de jouer pleinement le jeu, elle s’engage à remanier sa pièce entre les représentations. L’auteure partagera ainsi le danger constamment vécu par les autres membres de la production.
Bien que le spectacle soit mouvant par définition, la créatrice se défend bien de collaborer à un work in progress. Si rien n’y est figé, le produit ne sera pas bancal pour autant. Elle assure que le public de la première assistera à un résultat tout aussi accompli que celui de la dernière: "Alors que les acteurs répètent tous les après-midi et jouent tous les soirs, je dois assister à tous les spectacles afin de proposer des ajouts ou des modifications. Ces changements ont moins pour but d’améliorer l’ensemble que de varier volontairement l’action, de se refuser à reproduire la même chose chaque soir. Je suis satisfaite de la pièce, je ne saurais me moquer du public en lui présentant un travail inachevé."
La plus grande partie de l’action d’Aphrodite en 04 se déroule dans un autobus. Max, le personnage principal, se surprend à accéder aux pensées des passagers du transport en commun. Cette faculté de plus en plus obsédante va lui faire envisager les choses différemment. "Je pense que la courbe dramatique du personnage devrait demeurer intacte, mais le parcours pourrait se transformer, les rencontres qu’il fera pourraient différer d’un soir à l’autre. C’est tout ce que je sais pour le moment. Je m’interdis de tricher en imaginant déjà ce qui pourrait se produire."
Droits et libertés
Encore incapable d’en parler au passé, l’auteure trouve difficile de terminer cette aventure sans l’homme avec qui elle l’a imaginée. Elle est pourtant bien consciente du privilège auquel elle a eu droit: "Je me considère très chanceuse d’avoir été en si étroite collaboration avec lui. Je n’oublierai jamais la générosité dont il a fait preuve envers moi." Jacques L’Heureux, fidèle collaborateur du NTE, a accepté d’assumer la mise en scène que Ronfard devait originellement diriger. "Je crois qu’il fallait un metteur en scène au tempérament "expérimental" comme lui pour s’approprier le projet, explique de la Chenelière. Il a tout de suite compris que dans cette équipée, bien au-delà du résultat ou de la mise en scène, c’est le plaisir du jeu qui prime. Le bonheur de la création, celui que Jean-Pierre a prôné toute sa vie."
Avec son sourire désarmant, Evelyne de la Chenelière déclare qu’elle a tout à gagner dans une telle expérience: "Je pense que ce genre de démarche permet beaucoup plus de liberté quand on n’a rien à perdre. Lorsqu’ils ont acquis du métier, certains artistes semblent considérer qu’ils ont quelque chose à préserver. Je pense que la liberté est le plus précieux des acquis. Je ne voudrais surtout pas me mettre à écrire ce qu’on attend de moi. Je veux continuer à aller où bon me semble."
Du 6 au 31 janvier 2004
À l’Espace Libre