Rencontre: Anne Dorval : La mort en direct
En amalgamant la tragédie Oreste et une réflexion décapante sur la télé-réalité, SERGE DENONCOURT a créé un objet théâtral singulier. La comédienne ANNE DORVAL en parle avec nous.
Jusqu’où ira la télé-réalité? C’est une question que posent Serge Denoncourt et le Théâtre de l’Opsis avec Oreste: The Reality Show. Cette pièce, qui compose l’an 2 du Cycle Oreste de la compagnie, actualise le texte d’Euripide (né à Salamine en 480 av. J.-C.) en le traînant sur un plateau de télévision à la Jerry Springer. Comme si la tragédie grecque se retrouvait au Colisée de Rome, dans la fosse aux lions, devant des spectateurs voyeurs et avides de sang.
Bien que le théâtre se transforme ici en studio d’enregistrement pour l’émission À chacun sa vérité…, un nouveau "reality show" qui propose de diffuser la première condamnation à mort en direct, le texte devrait être sensiblement le même que celui d’Euripide. En effet, il n’est pas aussi adapté que la situation pourrait le laisser croire. "Le texte est là, nous explique Anne Dorval, même s’il y a des passages, comme certains monologues scindés, qui ont été coupés pour ajouter de petites répliques – les miennes, par exemple -, car je fais une animatrice de télévision et Euripide n’avait pas prévu ça! C’est Serge Denoncourt qui a écrit ces ajouts au fil de nos lectures et de quelques improvisations. Il y a donc parfois de petites insertions plus contemporaines, plus réalistes, plus télévisuelles, mais sinon, c’est le texte intégral (adaptation française de Luce Pelletier) de la pièce présentée l’an dernier.
"Pour Antoine Durand, Albert Millaire, Guillaume Champoux et Louise Cardinal, qui étaient de cette distribution présentant une version plus traditionnelle de la pièce, le tour de force est justement d’oublier les réflexes de la mise en scène de Luce Pelletier qui les amena jusqu’à Chypre pour le Festival international de la dramaturgie grecque antique. Si Euripide a poussé les mécanismes lyriques plus loin encore que ses contemporains, les poètes Eschyle et Sophocle, le souffle que commande la tragédie doit ici s’ajuster au rythme des puissants projecteurs et au décor cliniquement beige qui répond au moule de toutes les émissions de ce genre. "Il a entre autres fallu changer de musique, poursuit Anne Dorval, car il n’est plus question de grandes envolées lyriques. Ce sont maintenant des gens ordinaires qui veulent s’arracher les cheveux devant un public voyeur qui se réjouit du malheur des autres." Il s’agit toujours de suivre le procès d’Oreste pour son matricide, mais en supposant ce que les médias d’aujourd’hui en auraient fait; jusqu’où ils seraient allés.
Invité d’horreur
"Nous ne sommes pas là pour juger, il s’agit plutôt d’un questionnement. Quant à moi, fondamentalement, je comprends pourquoi ce phénomène existe. Je sais bien qu’il est facile de s’accrocher les pieds dans une de ces émissions et de se laisser prendre jusqu’à la fin. Même si ce type de télévision ne m’intéresse pas, j’en suis aussi victime. C’est la facilité… Mais avec cette pièce, on pose la question: jusqu’où peut-on aller pour le fric, les cotes d’écoute ou les gros commanditaires?" Incarnant une animatrice qui carbure à la même essence qu’Oprah Winfrey, Claire Lamarche ou tous ces autres qui traquent l’émotion vive, le moment où l’invité bascule dans l’impudique, Anne Dorval raconte que son personnage ne cherche qu’à faire un bon spectacle, quel que soit le sujet du jour et peu importent les conséquences. "Mais à la dernière émission, lors de la condamnation à mort du jeune homme, elle réalise que le vent tourne de bord. J’espère que ce moment de théâtre sera assez fort pour rejoindre les gens et leur faire prendre conscience de ce que pourrait devenir tout ça.
"La comédienne, que l’on peut voir régulièrement au petit écran (en ce moment, elle incarne Catherine Laplante dans La Grande Ourse), n’a jamais délaissé le théâtre et a plus d’une vingtaine de pièces derrière elle. "C’est au théâtre que je me sens le plus libre. La scène nous appartient et elle est large; une fois que la pièce est commencée, personne ne peut nous arrêter, tout se passe entre le public et les acteurs. Contrairement à la télévision qui est l’art de la tricherie (montage, maquillage, jeux de caméras, retouches, etc.), le théâtre est un jeu où l’on peut toujours espérer un moment de grâce.
"C’est la deuxième fois qu’Anne Dorval travaille avec Denoncourt, qui possède une feuille de route des plus impressionnantes. "Avec lui, on travaille dans le bonheur. On peut tout essayer et prendre tous les risques.
"L’idée même de cette pièce est un bel exemple de risque. À chacun sa tragédie, à chacun sa vérité…
Du 13 janvier au 7 févrierÀ l’Espace Go