Rencontre: Marc Béland : Les mots de la faim
Scène

Rencontre: Marc Béland : Les mots de la faim

Toujours en quête d’absolu, l’acteur MARC BÉLAND se prépare à rencontrer l’univers d’un homme à sa démesure, le poète et pamphlétaire Claude Gauvreau, dont l’écriture ardente est aujourd’hui perçue comme acte de résistance. Combustion dans l’air.

Il a fait le tour du monde avec la compagnie La La La Human Steps, dont il fut le danseur étoile. Il est monté plus de 40 fois sur scène pour porter les mots des Tchekhov, Racine, Shakespeare et Brecht. Aujourd’hui, Marc Béland se prépare à jouer Donatien Marcassilar dans L’Asile de la pureté de Claude Gauvreau, présenté au Théâtre du Nouveau Monde et mis en scène par Lorraine Pintal. Rappelons le canevas: par la voix d’un poète incompris, l’écrivain y dénonce une société répressive, dangereuse pour l’intégrité de l’homme et étouffant la parole de l’artiste.

Attablé au café que fréquentait le cinéaste Claude Jutra, chez qui l’acteur logeait en début de carrière, Marc Béland semble fasciné par ce qu’il s’apprête à porter sur scène. "Face à la société dans laquelle il vit, le poète Marcassilar va décider d’arrêter de manger afin de retrouver la pureté. Au lieu de se contenter de la retrouver dans la mort immédiate, il choisit la mort lente sous forme de jeûne. C’est l’expérience de la pureté ancrée dans le monde vivant. Étrangement, ça ne m’apparaît pas un geste sombre mais plutôt un geste porteur de lumière."

L’acteur, dont le parcours est parsemé de périodes de réflexion et d’introspection, paraît secoué par ce que représente le personnage. "Il est le bâton dans les roues, l’empêcheur de tourner en rond. Mais il ne faut pas oublier qu’il est peiné de la façon dont on vit, dont on se traite les uns les autres. Il est tellement atteint par la non-solidarité qu’il décide de poser un geste extrême. Je crois que nous avons tous un Marcassilar à l’intérieur de nous, voilà ce qui rend la pièce si pertinente. Elle pose la question: "Qu’avons-nous fait de notre Marcassilar?" Qu’avons-nous fait de cette part d’absolu en nous, cette part intransigeante et extrémiste, cette quête d’exaltation? Voir Marcassilar jeûner, c’est être confronté à sa propre léthargie."

Il n’en demeure pas moins que le poète a une faille. Il ne peut rester lucide lorsqu’il est envoûté par la passion charnelle. "Marcassilar, malgré sa détermination, est aveuglé par l’amour, note Marc Béland. Ça me fait penser à l’histoire de Bertrand Cantat, ce chanteur de Noir Désir, personnage marginal, progressiste, venant d’un milieu intellectuel et avant-gardiste. Un homme qui endossait des causes mais qui, dans son intimité, a eu de la difficulté à gérer son rapport avec une femme. Je ne prétends pas savoir ce qui s’est passé, mais cet homme a quand même tué une femme. Alors, est-ce que c’est un fou? Un meurtrier? C’est trop facile. Comme c’est trop facile de dire que Marcassilar est fou. C’est un moyen de se débarrasser de ce qu’on ne peut pas supporter, parce qu’on sait très bien qu’on porte peut-être ça en nous."

Actes de résistance
Dévoiler certaines parties de nous-même qui demeurent cachées ou volontairement oubliées, c’est justement la définition que donne Marc Béland au travail de l’acteur. "Comme acteur, on a souvent tendance à se défiler, à résister à certaines émotions qui sont difficiles à endosser. Mais quand tu comprends que ce que tu étales sur scène, ce ne sont pas que tes zones d’ombre à toi, mais aussi celles que tous portent en eux et que tous peuvent reconnaître, c’est beaucoup plus satisfaisant. On touche à ce qui nous relie les uns aux autres. C’est sûr qu’il y a différentes sortes de théâtre, mais c’est cette fonction-là qui m’interpelle le plus. C’était d’ailleurs sa fonction principale chez les Grecs."

Sommes-nous aussi endormis qu’il y a cinquante ans, alors que la société que dénonçait Gauvreau était sous le joug de Duplessis? Il semblerait que oui. "Les valeurs réelles sont toujours méconnues et il y a encore aujourd’hui un mépris de la force créatrice, se désole l’acteur. Les créateurs qui privilégient une authenticité, comme Brigitte Haentjens ou Robert Lepage par exemple, doivent arriver à une autonomie financière qui leur permette de ne rendre de comptes à personne. Sinon, il y a toujours une forme de censure. Aujourd’hui, quand tu parles des juifs ou des homosexuels entre autres, il y a toujours un comité auquel il faut que tu soumettes le projet, qui doit être approuvé; bref, on est chatouilleux. Je trouve ça très dangereux. C’est de l’art qu’on fait, pas des thèses sociologiques. Gauvreau parle d’une ère chloroformisante et le résistant en nous dort toujours."

L’acteur fait aussi un rapprochement avec la place du poète dans la société actuelle. "Ce sont les méga-productions qui ont la cote. On y reprend des mythes fondateurs, mais on n’en garde que la superficialité. On en fait des chansons avec des beaux chanteurs et des belles chanteuses et beaucoup d’argent et ça fonctionne bien, c’est envoûtant, mais on ne parle plus du mythe. Dom Juan, ce n’est pas que divertissant! C’est l’histoire d’un homme qui défie Dieu!" déclare-t-il, le regard vif. "Cette forme de censure contribue à nous engourdir." De plus, L’Asile de la pureté sera une création puisque le texte n’a jamais été porté à la scène professionnelle. "C’est encore très pertinent et mon appétit de changement est exalté par cette pièce."

Paix aux hommes de bonne volonté
Il faut reconnaître que l’acteur est facilement associable à l’écrivain. Outre son engagement total, son intérêt pour le langage "vibratoire" qui l’amena à la danse (Gauvreau est l’inventeur de la langue "exploréenne", après tout) et une réflexion constante sur la portée de son métier, Marc Béland a longtemps représenté une force incandescente repoussant ses limites. En 1983 par exemple, il décide de danser 9 heures consécutives par jour durant 21 jours afin de dénoncer la violence. "J’étais au coin d’une rue avec une banderole où il était écrit que je dansais pour la paix, se souvient en souriant timidement l’acteur. Je disais toujours qu’il n’y avait rien à voir; je voulais tout simplement que les gens sachent que quelqu’un faisait ça. Mais un jour on est confronté à la possible vanité de son geste. Même si on a des gens derrière soi qui nous appuient."

Le comédien a donc réfléchi aux différentes façons de communiquer. "Un réalisateur m’a déjà dit, suite à la représentation d’une pièce de Claudel où je jouais torse nu, que je n’avais pas l’air humain tant mon corps était travaillé. C’était après mon expérience de danseur avec La La La. Eh bien j’ai compris ce soir-là que ce type de danse exaltait le corps, mais pouvait aussi me maintenir à distance de celui qui regarde. Et je considère qu’au théâtre, c’est très grave. Le spectateur peut en arriver à dire: ‘Il n’est pas comme moi.’ Alors la révélation que je souhaite devient impossible parce que tout est dans le rapport direct entre le spectateur et ce qui se passe sur scène."

Y aura-t-il catharsis au TNM? Tout semble en place pour ça: la scène deviendra un lieu d’observation presque clinique pendant que des spectateurs seront assis dans un balcon emprisonnant les acteurs. "Marcassilar estime que la proportion de gens sincères dans un groupe est d’environ 5 sur 400, nous dit Marc Béland. Si sa persévérance peut servir à ces 5 personnes, il n’aura pas perdu sa mort." Le ton est donné.

Du 10 février au 6 mars
Au Théâtre du Nouveau Monde