Ubu roi : Entreprise de dérision
Scène

Ubu roi : Entreprise de dérision

Sous l’œil du metteur en scène FRÉDÉRIC DUBOIS, JACK ROBITAILLE incarne, dans Ubu roi, un tyran grotesque. Si la pièce d’Alfred Jarry, qui fit scandale lors de sa création, ne choque plus, elle garde aujourd’hui encore tout son intérêt, et reste d’une pertinence troublante.

Poussé par la Mère Ubu, ambitieuse, le Père Ubu assassine le roi. Régnant à sa place, il instaure un régime de terreur, fondé sur son égocentrisme et sur l’arbitraire. Impôts abusifs, pouvoir despotique: Ubu devient un tyran, recourant joyeusement à l’assassinat. Ubu roi n’est pas sans rappeler Macbeth: même point de départ, même vertige de pouvoir entraînant le personnage dans une spirale de violence. Mais là s’arrête la comparaison: le ton de Jarry et celui de Shakespeare diffèrent totalement.

D’abord fantaisie de collégien pour marionnettes, conçue afin de se moquer d’un professeur, Ubu roi, portée à la scène en 1896, ne tint l’affiche que quelques jours. Présentant au spectateur son "double ignoble", la pièce annonçait, en une prémonition terrible, et sur un ton bouffon, les régimes dictatoriaux du XXe siècle, tout en bouleversant les conventions du théâtre de l’époque. Jarry resta incompris; mais sa pièce, pour échevelée qu’elle paraisse – et qu’elle soit -, marque une étape dans la dramaturgie du XXe siècle.

Quelle est, selon vous, l’importance de cette pièce?
Frédéric Dubois: "Avec Ubu roi, Jarry a donné une grande claque au théâtre français. Il voulait contrecarrer tout l’embourgeoisement du théâtre de l’époque. C’est lui qui a jeté les bases à tout ce qu’ont pu faire, 50 ans plus tard, Ionesco, Queneau… Il était très en avance sur son temps."

Jack Robitaille: "Moi, je n’arrive pas à trouver, dans l’histoire du théâtre avant Ubu, une pièce entièrement bâtie sur la dérision. Ça ne se faisait pas avant. Ubu, c’est totalement bâti sur la dérision: du pouvoir, de l’armée, même du théâtre. C’est aussi très désordonné, et très contemporain d’ailleurs."

En quoi Ubu roi est-elle toujours actuelle?
FD: "Ce qui est terrible, c’est que Jarry, sans le savoir, a traduit tout le siècle qui a suivi: il annonçait Staline, Hitler, Franco… et finalement Bush."

JR: "Il y a des références politiques, mais il y a aussi tout un fond qui porte sur la bêtise humaine. Donc là, on est dans n’importe quel bureau, n’importe quelle entreprise. Il faut que le spectateur puisse dire: "Je reconnais mon patron, mon père, ma mère." Frédéric a tricoté ça avec des références parfois claires à des événements actuels, mais il y a aussi d’autres moments où on laisse travailler la pièce."

Ubu roi est un texte singulier. Comment aborder une telle pièce?
FD: "C’est écrit de façon comique; on ne peut pas monter ça comme une tragédie. On est resté proches du texte, proches d’un certain imaginaire; il y a quelque chose de très enfantin, d’impossible dans cette pièce-là. Ce n’est pas un travail de psychologie, ni de grandes émotions: c’est un travail d’habileté, et un jeu très physique. Il faut jouer la situation, point. La raison, c’est que c’est de même. Ça amène des gros traits, mais le texte motive tout ce qu’on fait: les personnages disent tout dans ce texte-là. Il n’y a pas de subtilité; tu ne peux pas jouer en demi-teintes. Il y a quelque chose, dans la pièce, des marionnettes, des marionnettes en deux dimensions. C’est comme ça qu’on a travaillé."

JR: "Les couleurs sont violentes. On ne peut pas mettre un bleu pâle; c’est vert foncé, rouge, bleu, orangé: c’est très fort. Dans le fond, l’exécution est plus importante que la profondeur, que l’humanité. C’est épouvantable à dire, mais c’est ça pareil."

Ce type de travail présente-t-il une difficulté particulière?
FD: "Ça demande beaucoup d’humilité. Il faut toujours être au service du texte. Ce qui nous a touchés, c’est le propos; on a trouvé que c’était une écriture qui méritait d’être remise sur un plateau et c’est ce qu’il faut qu’on fasse. Tu peux pas faire une relecture infinie d’un texte comme celui-là. Ça demande juste d’être clair, précis, habile, présent, allumé, amusé, et pour les acteurs aussi. Pour moi, c’est une œuvre d’humilité, vraiment."

Et comme comédien?
JR: "Ce n’est pas facile, mais c’est simple, si on s’acquitte des éléments techniques de base: faire entendre le texte, être dans chaque situation – on change de situation à chaque scène -, et exécuter. C’est un travail d’exécution. C’est un défi technique aussi parce que même si c’est naïf, c’est très écrit, très érudit. Jarry va chercher dans Rabelais, Molière, Racine, Shakespeare; il fait cohabiter des archaïsmes et des néologismes. Et il faut rendre compte de ça. C’est un travail technique, dans la capacité de se revirer sur un 10 cennes. Là, je suis censé pleurer, et là, trois secondes après, je ris. Il n’y a pas de motivation: ce n’est que de l’habileté. Ça ressemble un peu à du travail burlesque."

Quels sont les grands plaisirs du travail sur ce spectacle?
JR: "C’est agréable de se colletailler avec cette langue-là. En plus, le spectacle est vraiment chorégraphié; il faut donc marier exigence textuelle et exigence chorégraphique. Le chemin pour se rendre aux deux est intéressant à parcourir, même s’il est difficile. Les répétitions sont extrêmement agréables, mais c’est un travail ardu, un travail de danseur. Le travail d’appropriation est très laborieux, mais quand on y arrive, c’est léger, c’est facile, et ça procure une espèce d’exultation."

FD: "Pour moi, le plaisir, c’est toujours l’équipe, la rencontre. La rencontre avec les comédiens, avec Jarry, le plaisir de la répétition, de la permission fantastique, aussi, que donne ce texte-là. C’est rare que tu peux mettre dans ta mise en scène une trappe qui s’ouvre avec une glissade et des gens qui disparaissent dedans. C’est tellement niaiseux, mais c’est tellement le fun! On rit beaucoup."

JR: "Il y a vraiment une très grande liberté dans la pièce. Et aussi, malgré l’aspect sombre du portrait, un plaisir profond, un plaisir d’adolescent: celui, bêtement, de rire du monde. On peut pas passer à côté de ça; il faut en profiter, quoi."

L’équipe est complétée par les comédiens Sylvio Manuel Arriola, Frédérick Bouffard, Myriam LeBlanc, Jean-Nicolas Marquis, Nadine Meloche, Ansie Saint-Martin, Paule Savard et par les concepteurs Yasmina Giguère, Vano Hotton, Louis-Marie Lavoie, Simon Lemoine, Pascal Robitaille.

Du 27 janvier au 21 février
Au Théâtre de la Bordée
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