La Chèvre ouQui est Sylvia? : Animal de compagnie
Scène

La Chèvre ouQui est Sylvia? : Animal de compagnie

Il existe encore des tabous. Pour s’en convaincre, il suffit d’aller voir La Chèvre ou Qui est Sylvia? d’Edward Albee, dans une mise en scène de Daniel Roussel et présentée au Théâtre du Rideau Vert. Étrangement, ce lieu qui nous a habitués à des œuvres ne soulevant pas de véritables remises en question formelles ou idéologiques abrite ces jours-ci une petite bombe. Bien cachée. Pernicieuse.

Un architecte au sommet de sa carrière, heureux en ménage depuis plus de 20 ans, confie un soir à son meilleur ami une étonnante nouvelle: il est tenté par l’amour hors de son couple pour la première fois de sa vie. L’objet de son affection? Une chèvre… S’ensuivent la trahison du secret de la part de l’ami et le désarroi complet et compréhensible de sa femme.

L’intérêt de l’entreprise est avant tout dans le traitement réaliste de la pièce. Nous ne sommes pas devant une comédie ni du burlesque, mais bien témoins du dérapage d’une famille conventionnelle qui ressemble à celle de nos voisins, nos amis, à la nôtre? Bref, à laquelle tout couple bourgeois américain peut s’identifier. D’où le malaise grandissant dans la salle, sous forme de rires jaunes, de trémoussements et parfois même de commentaires à haute voix (!). Il y avait très longtemps que le théâtre n’avait pas autant dérangé.

Il faut dire que les acteurs y sont pour beaucoup, particulièrement Guy Nadon, qui réussit à être d’une extrême justesse dans une situation qui pourrait facilement devenir ridicule. On y voit l’homme se battant seul dans l’arène de la mauvaise foi. Car le débat qui s’ensuit s’élargit. Il ne s’agit plus de la capacité de l’Homme à réfréner ses désirs, mais bien de définir quels sont les désirs acceptables, qu’ils soient assouvis ou non. Le trouble que Nadon arrive magistralement à communiquer remet en question notre rapport à la moralité. Dans une société qui se dit très ouverte, on découvre vite nos limites collectives au chapitre des tentations. Ne vous y trompez pas: La Chèvre ne parle pas que de zoophilie. Celle-ci n’en est que le prétexte.

Linda Sorgini parvient courageusement à nous toucher, que ce soit par sa colère (que toutes les femmes reconnaîtront) ou par sa confusion face à l’horreur. La montée psychologique reste rigoureuse et, malgré l’apparente invraisemblance de l’histoire, on a bel et bien l’impression d’assister à la chute d’un couple qui semblait à l’abri de tout ça.

Outre le magnifique décor de David Gaucher, tout droit sorti du Architecture’s Digest, décor qui sera graduellement brisé par une femme ayant besoin de détruire alors que sa vie sécuritaire s’effondre, il faut noter la beauté des éclairages de Claude Accolas, accentuant en deuxième partie les lignes rompues.

Il faut aller voir cette Chèvre, ne serait-ce que pour goûter le plaisir oublié de sortir du théâtre en ayant furieusement besoin de discuter… d’autre chose que de la température.

Jusqu’au 14 février
Au Théâtre du Rideau Vert
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