Abel et Bela : Paire d’as
Son ami Beckett le comparait à un orfèvre. Dramaturge et écrivain suisse associé au groupe du nouveau roman, Robert Pinget (1919-1997) a pourtant rarement eu l’honneur de nos scènes. On découvre avec bonheur la finesse de son écriture grâce à Abel et Bela, une pièce créée en 1971 et jouée en primeur sur les planches du Centre national des arts, dans une production du Théâtre de Fortune.
La trame en est toute simple, suspendue au fil des mots: deux comédiens tentent péniblement d’élaborer une pièce. Tandis que l’un (Gaétan Nadeau), emporté par une imagination fantasque, échafaude des scénarios mirobolants (il convoque tour à tour une automobile, un chien, une partouze chez une présidente, un personnage de bossue – "ça fait théâtre"! – et quoi d’autre encore), l’autre rabat ses envolées par des objections terre-à-terre et par sa dérision. Abel le rêveur peut bien discuter transcendance, Bela le bourru incrédule le prévient que leur entreprise – manifestement vouée à l’échec – risque "de foirer comme la dernière fois"…
À travers leurs échanges et tâtonnements, c’est le théâtre lui-même, son essence, que le duo tente vainement de définir. Ils essaient différentes méthodes, feront emprunter à leur pièce impossible toutes les directions: l’exploration du "tréfonds", le récit de leurs enfances respectives, qui présenteront des similarités troublantes (Abel et Bela seraient finalement peut-être les deux facettes d’un même être), en y ajoutant ensuite la transposition. Ils basculeront dans le mélo et la grandiloquence, puis enclencheront un dialogue sur la mort – ombre qui se profile discrètement dans la pièce. Et au bout du compte, on saura plutôt ce que le théâtre n’est pas que ce qu’il est. Mais en attendant la pièce qui, pas plus que Godot, ne viendra jamais, on rit beaucoup devant ce texte savoureux.
"Aller à l’essentiel": le metteur en scène Jean-Marie Papapietro (L’Amante anglaise, Match) a suivi le mot d’ordre d’Abel dans ce spectacle sobre, misant essentiellement sur le texte et le jeu. Son casting et sa direction d’acteurs sont sans fausses notes. Écrite afin "de rédiger un dialogue qui permette aux comédiens de montrer toutes les facettes de leur art, toutes les expressions possibles", disait Pinget, Abel et Bela est bien servie par deux comédiens à la physionomie et au style de jeu à la fois apparentés et très contrastés, qui se complètent parfaitement. D’un lyrisme insolite, le suave Gaétan Nadeau campe un Abel qui s’emballe tout seul et se glisse volontiers dans la peau des personnages qu’il invente. À cela, le prosaïsme du jeu de Denis Gravereaux offre un contrepoids cocasse. Il faut voir les moues sceptiques, les regards perplexes, le timbre dérisoire de son Bela qui reste généralement sur son quant-à-soi, rarement alléché, sinon par la perspective de la partouze…
Ces comédiens relativement peu connus trouvent dans l’incarnation de ces deux sympathiques losers une belle occasion de se faire valoir. Car on peut affirmer au moins une chose du théâtre: son attrait relève en grande partie de l’art de l’acteur.
Jusqu’au 13 mars
Au Centre national des arts
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