Le Transsibérien : Le dernier voyage de Jacques Crête
Connu comme metteur en scène, JACQUES CRÊTE, le phare de la compagnie de théâtre L’Eskabel, se glisse pour les prochaines semaines dans ses souliers de comédien. Un aspect du métier qu’il explore moins fréquemment; environ tous les trois ans, admet-il. Et c’est en s’appropriant le texte poétique de Blaise Cendrars Le Transsibérien qu’il reprend contact avec les planches. Une œuvre magistrale qui révèle une kyrielle de similitudes entre l’auteur et l’homme de théâtre trifluvien.
Jacques Crête
n’a jamais considéré Blaise Cendrars comme un grand écrivain. Pourtant, Le Transsibérien, chef-d’œuvre de l’auteur français, a toujours provoqué chez lui de petits frissons. Dans les années 70, l’homme de théâtre s’est vu remettre en cadeau une édition spéciale de ce livre relatant le périple de Cendrars, alors adolescent en fuite, à bord du train mythique reliant la ville de Moscou à Vladivostok. Un présent qui a sans doute influencé le cours de son existence, car pendant 30 ans, il n’a eu qu’une idée en tête: jouer ce texte.
Le Transsibérien, a priori, n’est pas une œuvre théâtrale. Ce texte se démarque plutôt par la force de sa prose poétique, une caractéristique qui a d’abord effrayé Jacques Crête: "J’ai eu des réticences à le faire. Il y avait longtemps que je n’avais pas joué et je craignais que ma mémoire fasse défaut en vieillissant." Le metteur en scène de 58 ans s’est donc donné 10 jours lors d’un séjour à Percé afin de mémoriser le récit. S’il n’y parvenait pas, il laissait tomber le projet, d’autant plus qu’il avait à défendre son rôle seul sur scène. Étonnamment, malgré la complexité de la prose de Cendrars, Crête a pris plaisir à apprendre le long monologue. "Ce n’est pas une poésie en vers… ce sont des images, sans arrêt. Tantôt, on voit Moscou, Jeanne de France, et paf! on se retrouve en pleine révolution russe. Puis, quelques phrases plus tard, apparaît le Mexique. En fait, c’est l’histoire d’un voyage à la fois triste et beau."
Derrière les mots
Pour monter l’œuvre de Cendrars, Crête a fait appel à Chantal Désilets et Carole Neill, deux anciennes Troyennes. Pourquoi? "On avait déjà beaucoup joué ensemble. Elles sont toutes deux enseignantes en littérature, en plus d’être de grandes amies. J’étais certain que nous pouvions nous rencontrer sur le point de la sensibilité", explique-t-il. Et, c’est ce qui s’est produit. Comment ces deux femmes auraient-elles pu faire autrement, elles qui évoluent depuis sept ans à l’intérieur de l’univers eskabélien!
Au trio s’est aussi joint le jeune violoniste Dany Armstrong (Théâtre en rivière). Jacques Crête l’a découvert à l’occasion d’une représentation de l’artiste Nathalie Houle; il avait été étonné par ses interventions sonores très contemporaines et intuitives. Le quinquagénaire soutient que le musicien, qui agit toujours en silence, se targue d’une présence, d’une concentration et d’une générosité extraordinaires sur scène. "Lorsqu’il joue, on entend presque le son du train. Et l’ajout de sa musique est une poésie en soi, continue-t-il. Depuis qu’il est là, Le Transsibérien est devenu un dialogue."
Véritable chapelle, la galerie du théâtre, transformée en un train étroit par Lise Barbeau, servira de salle de spectacle jusqu’au 29 mai. Un lieu particulièrement riche en écho qui rappelle la sonorité des grands espaces, des arpents de neige de l’ancienne URSS.
En aucun cas, Crête n’a voulu visiter la Russie. C’est uniquement à travers les yeux de Cendrars qu’il a appris à aimer sa beauté. "C’est une vraie agence de voyages, ce texte-là!" rigole-t-il. Le passionné affirme que la plume descriptive de l’écrivain français lui a permis de réaliser de manière virtuelle le périple de plus de 9000 kilomètres. Il donne à titre d’exemple le fait qu’il a reconnu toutes les villes explorées par le train soviétique quand il a visionné le documentaire des Grands Explorateurs portant sur le sujet, et ce, même s’il ne les avait jamais vues! "C’est sur le plan de la sensation que Cendrars nous donne toutes les images; on sent la Russie dans son texte", souligne-t-il.
La prose d’une vie
Après maintes lectures du livre, le fondateur de L’Eskabel continue de faire le même constat: "Merde, c’est toute ma vie!" À travers les mots de Cendrars, il a l’impression de revoir tous les voyages qu’il a effectués, tant géographiquement qu’intérieurement. Il se retrouve devant un drôle de miroir qui lui projette des fragments de ses mémoires. "Le texte correspond à ma façon de voir les choses, à ma sensibilité…" déclare-t-il. On flaire presque une affaire de testament. Jacques Crête ne le nie pas. "Je le sens comme ça, souffle-t-il, mais je ne l’espère pas. Après Le Transsibérien, je vais me sentir moins pressé de faire autre chose… J’ai fait tous mes voyages. Je sais cependant qu’il m’en reste un dernier." Loin d’appréhender sa mort physique, le maître de la mise en scène y devine plutôt une renaissance artistique. "J’en ai marre de me voir partout, laisse-t-il entendre, visiblement essoufflé de produire sans relâche et de sentir les attentes d’autrui, qui espère de lui qu’il transforme en or tout ce qu’il touche. Je n’ai jamais voulu faire carrière. Pas à mon âge…" Ainsi, au lendemain de Kassa, production de l’International de l’art vocal de Trois-Rivières à laquelle il prendra part, soit le 12 juillet au matin, Jacques Crête se retirera du monde du spectacle pour quelque temps. Satisfait de son parcours de créateur, mais fatigué de travailler avec des masses, il s’enveloppera de la plénitude du silence, s’occupera de son jardin et planifiera peut-être un séjour en Europe. Une période d’arrêt importante afin de mieux reprendre les rênes d’une nouvelle production avec son amie Marie-Claire Blais à l’hiver 2005.
Du 27 mars au 29 mai à 20 h
À L’Eskabel
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