Sibyllines à l’Usine C : Territoires occupés
Brigitte Haentjens, à la barre de la compagnie Sibyllines, clôt le cycle "Heiner Müller" avec Médée-Matériau, une charge d’une terrible lucidité sur le thème de l’occupation.
Brigitte Haentjens sait comment soutirer à Heiner Müller sa vérité. Il y a longtemps que l’apparent hermétisme de l’auteur la stimule. "On ne peut pas monter Heiner Müller sur un simple flash, affirme-t-elle, visiblement amoureuse. Il faut travailler comme un laboureur sur le champ le plus vaste possible. Ce magma d’images, d’idées, de pensées qui en résulte constitue ensuite le territoire du spectacle sur lequel on travaille. Et la parole doit s’en extraire. C’est comme ça qu’on aborde un texte d’une richesse pareille."
Médée demeure souvent cette femme qui, par vengeance, égorge sa descendance. Mais Müller, à son habitude, en fait une superbe métaphore de la nature humaine imprégnée de l’histoire politique qui l’immerge. La conquête de l’autre chez Müller se fait effectivement sur fond d’occupation, annonçant presque celle de l’Occident sur l’Orient. "J’aimais cette idée récurrente de colonisation. Ce sont trois paroles, trois textes possédant ce paysage commun. Il fallait donc chercher la fonction de chacun dans le texte de l’autre. Par exemple, j’ai cherché quelle était la fonction théâtrale des femmes dans le texte de Jason. La seule fonction possible théâtralement était celle de femmes d’un territoire occupé."
Rappelons que le mythe fondateur d’Euripide a pour toile de fond la conquête de la Colchide par les Argonautes, expédition dirigée par Jason. Celui-ci reviendra victorieux à Iolcos grâce à la fille du roi de Colchide, Médée. Or, celle-ci sera trompée à son tour par Jason, qui lui préférera la fille du roi Créon. Il n’en fallait pas davantage pour que Brigitte Haentjens s’y retrouve comme chez elle. Pouvoir, conquête, relation entre homme et femme, les sujets de prédilection de la metteure en scène y sont tous.
Pourtant, la Médée d’Euripide l’a longtemps laissée indifférente. Après avoir monté Antigone et Électre, Haentjens se mesure à Médée, mais dans une version contemporaine qui semble lui convenir davantage. "La Médée de Müller, incarnée ici par Sylvie Drapeau, ne tue pas pour la même raison que celle d’Euripide. Ici, Médée doit se libérer de sa féminité pour se mettre au monde, pour en finir avec la passion inhérente à la condition féminine." Moins spectaculaire que Hamlet-Machine et dans la voie de Quartett, épurée, évidemment physique, sa mise en scène ne sera pas dénuée d’humour.
C’est pourtant la fin de sa relation avec l’auteur visiblement obsédé par la faillite du vivant. "J’ai l’impression d’avoir touché chez Müller ce qui m’intéressait, c’est-à-dire le métissage de l’érotique et du politique. Alors j’ai compris que je terminais un triptyque." Verra-t-on dans l’acte final de Médée la fin de sa liaison avec Müller? "Absolument… Je ne l’ai pas fait exprès! s’empresse d’ajouter Haentjens, amusée. Mais je me rends compte qu’on peut vraiment y lire mon adieu."
Du 19 octobre au 6 novembre
À l’Usine C
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