Procès de Kafka : Vide juridique
Scène

Procès de Kafka : Vide juridique

La tragédie de Joseph K., c’est notre tragédie à tous, car notre quotidien est truffé d’impossibles et il y a chaque jour des menaces à notre individualité. Déroulement d’un procès avec Alexis Martin et François Girard.

François Girard est surtout connu pour ses films, dont Le Violon rouge et Trente-deux films brefs sur Glenn Gould, mais aussi pour sa mise en scène de Novecento, d’Alessandro Baricco. Alexis Martin est réputé pour son implication au Nouveau Théâtre Expérimental et on ne compte plus le nombre de pièces, de films ou de télé-séries dans lesquels il a joué. Ensemble, et avec Pierre Lebeau, Isabelle Blais, Violette Chauveau, Stéphane Brulotte, Maxim Gaudette, Jean-Louis Roux et Normand Chouinard (qui, d’après Alexis Martin, fait un tour de force en interprétant quatre personnages importants), ils s’attaquent au Procès de Kafka.

"Une chose que j’aime bien faire au cinéma comme au théâtre, raconte François Girard, c’est de me plier à l’œuvre. Je pense que celle-ci doit dicter la méthode de travail. C’est la meilleure façon de trouver la spécificité d’une création. Cette méthode ne devrait jamais émerger de nos habitudes, sinon tout se ressemble." Le ton est donné, Girard tient à garder le caractère littéraire de l’œuvre et s’inscrit davantage en passeur qu’en metteur en scène imposant une vision et ramenant l’objet à une compréhension personnelle. "Par exemple, l’idée de l’accumulation (dans le concept du décor) vient du roman, du personnage principal. C’est une illustration directe, ce n’est pas un flash, une fantaisie de mise en scène, c’est la projection dans le corps clinique de la réalité de Joseph K. Il faut partir de l’idée que c’est l’œuvre qui dicte la façon de travailler, y compris au metteur en scène, aux artistes, aux lois syndicales ou autres."

Franz Kafka (1893-1924), dont l’œuvre est intimement liée à sa vie personnelle, avait tout pour s’inscrire en marge de la société. D’abord, il écrivait malgré les réticences de sa famille envers les artistes. Ensuite, il écrivait en allemand, bien que né à Prague, dans la capitale tchèque de la Bohème. Il écrivait en allemand et il était juif, juif en territoire chrétien. Comme écrivain, il était aussi différent parce que docteur en droit, il travaillait dans une compagnie d’assurances, mais, fait plus inusité, il fuyait la publication. N’eût été de son ami écrivain Max Brod, qui, comme exécuteur testamentaire, dérogea à la demande de Kafka de brûler ses manuscrits, nous ne connaîtrions à peu près rien de cet auteur qui bouleversa le monde des lettres. Ses livres rejoignent l’angoisse universelle en illustrant des situations sans issue où l’homme moderne se retrouve étranger dans son propre univers, exclu de son intimité, de son quotidien, face à un combat perdu d’avance.

CRIME ET CHÂTIMENT

"La complexité et le côté extraordinaire de cet écrivain-là, nous dit Alexis Martin, c’est qu’il parle indirectement de sujets très graves mais avec des aspects très étonnants, comme cette phrase qui dit qu’"on lit la culpabilité sur les lèvres des gens", et qui vient chercher toute la symbolique des lèvres, de la bouche et de la parole." Dans cette scène, la culpabilité présente même un certain charme et elle donne à Joseph K. un pouvoir de séduction. "C’est une grande variation sur la culpabilité avec des conclusions terribles, et à la fin, Joseph K. s’exclame: "Mais enfin, je suis coupable par rapport à qui, par rapport à quoi?", et on lui répond qu’il est coupable par rapport à ses propres normes. Donc, j’ai vu là une sorte de translation de la notion de faute. On part d’une faute envers un dieu ou envers quelque chose d’ésotérique, qui est à l’extérieur de l’homme, ce que Nietzsche annonçait un peu avec la mort de Dieu, pour tomber à une faute qui est liée à soi-même. Là, ça devient vraiment invivable, c’est une mission impossible, car c’est à l’intérieur de soi que nous sommes fautifs, par rapport à nos propres exigences. Chez Kafka, au fond, c’est toute la peine de l’homme moderne qui est représentée…"

C’est à la suite de sa rupture avec Felice Bauer que Kafka écrivit, empreint de culpabilité, Le Procès. Bien que créé dans les années 1914-1915, le livre fut publié après la mort de l’auteur, en 1925. Ce second roman, considéré comme son plus significatif, raconte l’histoire de Joseph K., un employé de banque arrêté dans sa propre maison, un matin, sans raison évidente. Il se retrouve donc seul face à un système qui, du jour au lendemain, semble avoir perverti tous les codes au point qu’il ne comprend plus rien à rien et qu’il cherche désespérément les motifs de son accusation.

"Il y a deux choses, précise Martin: d’abord, le personnage de Joseph K. est intimement convaincu qu’il est victime d’une injustice, et en même temps, comme tout être humain se retrouvant accusé, il a une part de lui-même qui se met à douter, à se méfier; à se demander si au fond il n’aurait pas commis un crime sans s’en être rendu compte. Moi, je joue avec ça, et je laisse le romancier construire le reste car je ne peux pas jouer tout le roman, je ne joue que la partition de Joseph K. C’est l’ensemble des morceaux, des personnages, qui nous donne à lire, à un moment donné, ce que Kafka nous dit sur la culpabilité, comme ce qu’il ne nous dit pas, et à quelle conclusion ou à quelle non-conclusion il arrive à la fin. Ce sera au spectateur ou au lecteur de voir, mais Kafka donne quand même des pistes très concrètes par rapport à la notion de culpabilité et ça a tellement glosé autour de cette problématique qu’on ne peut pas répondre de façon définitive à ce sujet."

Le moins que l’on puisse dire, c’est que toute la bande s’est profondément investie dans le projet. "Nous sommes en religion avec Kafka, dit Girard, on a beau faire de multiples versions, les acteurs déterrent toujours des phrases et la discussion repart…" Pour Alexis, ces échanges font partie du travail: "Toutes ces réflexions n’affectent pas directement ma performance sur scène, mais je crois qu’elles nourrissent de manière presque alchimique l’épaisseur de mon personnage. Ça densifie une présence d’avoir traîné, d’avoir pensé un texte, d’avoir essayé de se l’expliquer à soi-même. Je ne suis pas là pour donner des clés aux gens, je suis là pour vivre un personnage, et j’espère arriver à refléter la complexité d’une œuvre qui est en apparence assez simple."

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LE PROCÈS: UNE ADAPTATION DE SERGE LAMOTHE

"Serge Lamothe est un ami d’enfance, raconte François Girard. On se connaît depuis la petite école, depuis la quatrième année. Il a toujours été mon guide littéraire, une espèce de conseiller dont j’apprécie le regard, un ami qui m’a aussi toujours aidé à comprendre ce que j’écrivais."

Romancier et traducteur, Serge Lamothe, né à Québec en 1963, a exercé plusieurs métiers avant de se consacrer à l’écriture. Il a publié à ce jour quatre romans: La Longue Portée (1998), La Tierce Personne (2000), L’Ange au berceau (2002) et Les Baldwin (2004), tous publiés aux éditions L’instant même. Il a également publié de la poésie et des nouvelles dans des revues spécialisées.

Côté théâtre, il a été récipiendaire de la bourse Yves-Thériault de Radio-Canada en 2003 pour sa pièce Le Prince de Miguasha, et sa traduction d’Intimate Exchanges (Rapports intimes) d’Alan Ayckbourn devrait être présentée bientôt.

Son travail d’auteur, par ses préoccupations littéraires et à travers le regard qu’il pose sur la condition humaine, se rapproche à certains égards de la démarche de Kafka. Qu’il signe aujourd’hui l’adaptation du Procès semble donc tout naturel aux yeux de ses lecteurs. (S.D.)

Du 2 au 27 novembre
Au Théâtre du Nouveau Monde

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