Grandes Gueules32 Joe en colère : Lettre ouverte aux Ministres
Scène

Grandes Gueules32 Joe en colère : Lettre ouverte aux Ministres

Lettre ouverte aux Premiers Ministres du Canada et du Québec, aux Ministres du Patrimoine canadien, des Affaires étrangères (Ottawa), de la Culture et des Communications (Québec) et des Relations internationales (Québec)

Nous voilà 32 Joe de retour au pays, 32 danseurs pigistes québécois et canadiens de retour d’une expérience unique. Nous avons eu la chance de faire partie d’une des plus grandes tournées, par sa durée, ses répercussions et son ampleur, de l’histoire de la danse contemporaine au Québec. Au cours de la dernière année, nous avons dansé près de 40 fois cette pièce-phare, dans 9 pays différents et devant des audiences allant de 400 à 2 000 spectateurs. Nous avons eu la fierté de porter à travers l’Europe ce trésor national qu’est le travail de Jean-Pierre Perreault. C’était un honneur pour nous de danser cette oeuvre et de faire partie de cette formidable aventure.

L’expérience de tournée sera toujours, en plus de l’excitation, un très grand défi pour un interprète. Nous étions prêts à y faire face. Cependant, des difficultés et des déboires sont rapidement survenus. Comme vous le savez déjà, nous avons passé à l’étranger sept semaines sans salaire, et une semaine et demie sans per diem (ce montant forfaitaire quotidien qui permet, en voyage, d’assurer les besoins de base – et principalement de manger). Avons-nous besoin de vous signaler à quel point cette situation peut être critique pour les danseurs, puisque la majorité ont des revenus inférieurs au seuil de la pauvreté ?

Dans n’importe quel autre domaine, des employés qui se seraient retrouvés dans ces conditions, sans paye, sans garantie de paye future, sans même l’argent pour se nourrir, auraient probablement refusé de travailler. Mais en dépit des circonstances extrêmes dans lesquelles nous nous sommes retrouvés, nous avons décidé, en collaboration avec l’équipe technique, de continuer. Pourquoi ? Parce que le choix d’arrêter les spectacles dépassait, et de loin, la simple revendication et la fin de nos épreuves personnelles. Cesser les représentations aurait d’abord pénalisé les publics et les producteurs étrangers, entraînant certainement des répercussions négatives pour tout le milieu artistique d’ici. Nous avons choisi de ne pas entacher l’image de la culture canadienne. Nous avons choisi de respecter notre fonction implicite d’ambassadeurs jusqu’au bout. En silence, en faisant notre travail du mieux que nous le pouvions, dans des conditions qui allaient malheureusement bien au-delà du précaire.

Nous nous sommes retrouvés, lors de cette tournée, à vivre intensément le paradoxe de la danse contemporaine québécoise. Nous étions, individuellement et en groupe, dans une situation financière inacceptable, à danser pour des spectateurs enthousiastes dans des salles magnifiques. Nous étions directement victimes des carences de financement, d’infrastructures et du manque de reconnaissance qui frappent la danse d’ici, tout en nous retrouvant acteurs d’un formidable succès. Nous avons vu que la danse contemporaine québécoise peut faire déplacer les foules. Nous avons dansé pour des foules. Nous avons vu que la danse d’ici touche les spectateurs, en masse, qu’ils soient de Berlin, d’Édimbourg, de Londres, des Pays-Bas, de la Belgique ou de la France. Nous avons vu le pouvoir tangible, réel et réunificateur de la danse contemporaine, un art en constante évolution, souvent à l’avant-garde, qui contribue au rayonnement de notre culture.

Nous avons ressenti la déchirure constante de porter Joe vers des publics chaleureux, en sachant que la danse, ici, n’était pas soutenue à la mesure de ses mérites. En sachant que nous, danseurs, n’étions pas reconnus dans notre propre pays à la juste mesure de notre valeur et des répercussions positives que nous entraînons.

Quelles que soient les causes de cette situation, les difficultés que nous avons connues pendant cette tournée nous paraissent symptomatiques des problèmes que la danse connaît dans notre pays. Nous vivons trop souvent sous le seuil de la pauvreté. Nous voyons nos aînés, danseurs ou chorégraphes, qui sont depuis longtemps nos professeurs et notre inspiration, qui ont forgé, avec presque rien, tout le paysage de la danse d’ici, approcher l’âge de la retraite sans aucune sécurité. Ces bâtisseurs d’images devraient être reconnus. Cette génération sera trop tôt la nôtre, et la suivante. Il nous semble urgent et primordial, maintenant plus que jamais, d’ouvrir un réel débat sur la place des arts et des artistes dans notre société, et de débloquer les outils nécessaires pour assurer non pas la simple survie, mais l’épanouissement de la création au sein de notre culture.

C’est à Londres qu’un représentant de la Délégation du Québec nous a sorti cette boutade diplomatique d’après spectacle : " Vous avez fait en une soirée ce que je fais en un an ". Nous étions là, à recevoir ce compliment en silence, en mangeant au cocktail le plus possible, puisque nous n’avions déjà plus l’assurance de recevoir les per diem qui servent à nous nourrir. Comment se fait-il que ce soient encore une fois les artistes, les techniciens, les pigistes, ces travailleurs de première ligne, qui se retrouvent pris en otage dans cette situation?

Le Québec et le Canada utilisent la danse comme un ambassadeur de prestige. La danse permet au pays de polir son blason sur la scène artistique contemporaine. Les succès de Joe ont été les vôtres. Les médias d’ici en ont fait de fiers échos. Nous vous demandons de nous donner désormais les moyens de remplir ce rôle d’ambassadeur. Il est urgent que vous preniez les moyens, soient-ils politiques, financiers ou humains de nourrir cet art. Dans le sous-financement général, dans cette culture de misère, puisqu’il faut la qualifier ainsi, il pousse beaucoup plus que des chardons. Il est temps de nourrir le terreau où croissent les fleurs dont vous êtes si fiers, lorsque les autres les reconnaissent et les apprécient.

Nous sommes des danseurs, 32 Joe anonymes sous leurs chapeaux, 32 Joe aidés par des techniciens, ces travailleurs de l’ombre. Nous sommes une partie du visage de la culture d’ici. Nous sommes des danseurs, ces artistes muets, mais nous ne pouvons nous taire davantage.

Nous espérons, Mesdames et Messieurs les Ministres, que vous saurez entendre ce signal d’alarme, et nous répondre avec, enfin, une attention concrète et constructive.

Les 32 Joe
Andrew Anderson, Deborah Axelrod, Mireille Baril, Anne Barry, Nathalie Blanchet, Darren Bonin, Anna Bozzini, Dominic Caron, Tom Casey, Catherine Castonguay, Tony Chong, Roberta Cooper, Caroline Cotton, Nicole Fougère, Elinor Fueter, Sara Hanley, Sophie Janssens, Audrée Juteau, Catherine Lalonde, Caroline Laurin-Beaucage, Pierre Lecours, Jean-François Légaré, Maya Ostrofsky, Alexandre Parenteau, Zoë Poluch, Stephen Thompson, Stephanie Thompson, Jonathan Turcotte, Elise Vanderborght, Gaétan Verret, Lucie Vigneault, Daniel Villeneuve

L’équipe technique
Ginelle Chagnon (consultante artistique de JOE et répétitrice), Annie Gélinas(costumière), Alexandra Langlois (régisseure lumière), Francis Laporte (directeur technique), Philippe Overy (régisseur de son), Alain Ouellette (régisseur de plateau), Sonya Stefan (répétitrice)