Denis Lavant : Figure de style
Scène

Denis Lavant : Figure de style

Un monstre du jeu dans la peau d’un monstre de la peinture… Rencontre avec Denis Lavant, qui incarne Francis Bacon dans Figure de Pierre Charras.

"Je n’ai pas d’habitude! J’essaie toujours d’aller au-delà d’une pratique courante." Nous n’en doutons pas. Bien que Denis Lavant soit d’une gentillesse et d’une générosité exemplaires, il intimide. Plus de 70 pièces et des rôles importants au cinéma l’ont placé dans une catégorie à part: celle des monstres du jeu, des artistes qui marquent. Après avoir joué l’an dernier, à l’Usine C, La Nuit juste avant les forêts de Bernard-Marie Koltès, l’acteur français revient à Montréal avec Figure de Pierre Charras, mis en scène par Lukas Hemleb.

"C’est un projet autour de Francis Bacon, mais disons que j’ai servi un peu de catalyseur. Il fallait réunir deux écritures: la parole de Bacon à travers ses entretiens avec Michel Archimbaud, et l’écriture de Pierre Charras autour de l’œuvre de Bacon, inspirée par les tableaux. À l’origine, c’est Michel Archimbaud qui a proposé que ce projet se fasse, à condition que j’accepte de jouer!" Pierre Charras a donc écrit Figure d’après son livre Francis Bacon, le ring de la douleur (Éditions Ramsay-Archimbaud, 1996) et les entretiens que le peintre Francis Bacon (1909-1992) eut avec Michel Archimbaud (Entretiens, Francis Bacon, Folio essais). Il s’agit encore d’un monologue, ou plutôt d’un dialogue avec un muet – curieusement, la mise en scène de La Nuit… était inspirée de L’Homme qui marche sous la pluie, du sculpteur Giacometti. Voilà que l’acteur revient sur la même scène pour y incarner un artiste visuel marquant. "On est souvent proche des arts visuels, en théâtre; c’est une source d’inspiration importante." Or, dans ce cas-ci, le propos vise directement un peintre et son univers.

TOILE DE FOND

"Charras, poursuit Denis Lavant, a fait une sorte de synthèse des entretiens, pour faire écho à la parole originelle de Bacon, ce peintre qui parle à son modèle avant de le peindre. L’auteur évoque son enfance, ses parents, ses propos personnels sur l’art, sur la manière de peindre, et en même temps, il évoque des aventures imaginaires, des tableaux imaginaires, mais sous-tendus par l’art pictural de Bacon." Lavant admet qu’il connaissait mal l’œuvre de Bacon avant d’entreprendre ce projet. "J’avais une idée, mais je me suis rendu compte en abordant ce personnage qu’il avait impressionné beaucoup de gens dans la vie et le monde de l’art, et que, par conséquent, plusieurs ont une conception, un a priori, un avis sur Bacon. Il ne laisse jamais indifférent… Même si on a vu très peu de reproductions, ou qu’on a vu, comme ça, des tableaux qui servent d’illustrations pour des couvertures de livres, il y a vraiment un univers, une charge émotionnelle dans ses peintures dont les gens se souviennent."

Sur la scène (Lavant dit toujours "le plateau"), on assiste à une expérimentation à la manière de Bacon sur le cri, la déformation. "Je suis allé regarder un peu dans tous les sens, aussi bien dans sa peinture que dans les livres. Ce qui m’a le plus aidé, ce sont les documentaires où on le voit s’entretenir avec des journalistes alors qu’il est dans son atelier et dans une dynamique de créativité. Il est très vif, il dit des choses très sensées sans pour autant se prendre au sérieux. À un certain moment, je me suis dit: tiens, c’est là que je peux trouver ce qui m’intéresse chez Bacon. Ce n’est pas dans la figure du peintre reconnu, respecté, qui a un avis péremptoire sur tout, mais plutôt dans l’artiste en recherche que je vais puiser."

MÉLANGE DES COULEURS

L’important pour Lavant fut de faire un objet théâtral de cette figure emblématique imposante. "Ce qui est particulier, ce qui est un peu plus délicat qu’à l’habitude, c’est qu’il s’agit d’un être, d’un artiste qui a survécu jusqu’à tout récemment. Donc, il y a encore la trace de sa personnalité dans le monde, et en même temps, il y a sa peinture. La question que je me suis très vite posée, c’est: qu’est-ce que je dois jouer? Qu’est-ce qu’il s’agit de jouer? Est-ce que je dois donner une représentation ou une imitation de l’être Francis Bacon sur le plateau, ou plutôt essayer de comprendre, d’intégrer, de digérer une pensée, une manière de voir, une attitude dans la vie, des éléments comme ça qui proviennent de cette personne et tenter de les restituer dans un imaginaire?" Denis Lavant résume: "On ne sait plus exactement s’il s’agit de Bacon, de Charras, de Lukas ou de moi-même… (rires)" Figure est un point de rencontre. C’est d’ailleurs ainsi que l’acteur choisit ses textes: quand il y a la rencontre d’un auteur, d’un personnage et d’un maître d’œuvre. "L’enjeu principal est d’être à la hauteur du questionnement de l’auteur. Dès qu’on a affaire au matériau d’un grand poète ou d’un grand artiste, ou encore à une représentation d’un grand humain, il faut effectivement être un petit peu à son niveau de connaissances ou à son niveau de questionnement. Tout artiste porte un questionnement, il essaie de donner forme à une issue possible. C’est une pensée qui m’importe et c’est pour ça que j’aime travailler sur des gens comme Shakespeare, ou des grands poètes comme Rimbaud, ou des peintres comme Bacon ou Van Gogh, des gens qui ont été loin ou qui ont été précurseurs d’une forme; qui, par leur expression, ont trouvé une autonomie dans leur époque. C’est de jalonner un état de la pensée, une avancée, une exploration humaine qui me stimule."

Pour ceux qui n’auront pas la chance de voir la pièce, on peut voir Lavant dans Un long dimanche de fiançailles, le film de Jean-Pierre Jeunet d’après le roman de Sébastien Japrisot. "C’est un film dans lequel j’ai une participation minime car je me fais tuer tout de suite! Je connaissais peu les films de Jeunet, et je peux dire que la rencontre a été belle, une rencontre agréable avec l’humain et avec un artiste à l’écoute. Ç’a été fort également de plonger, d’une manière organisée, dans cet univers très authentique et inconfortable de la guerre 14-18." Et fort pour nous de plonger à ses côtés, comme chaque fois.

Jusqu’au 15 janvier
À l’Usine C

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