La Savetière prodigieuse : Liberté surveillée
Avec La Savetière prodigieuse, Martine Beaulne orchestre un exaltant hommage à la poésie de Lorca.
"Plonger dans la glaise jusqu’à la ceinture pour aider ceux qui cherchent le lys", voilà le rôle de l’intellectuel, selon l’écrivain espagnol Federico Garcia Lorca (1898-1936). Poète, auteur dramatique, musicien, chanteur et dessinateur, Lorca fut exécuté en raison de ses prises de position politiques et révolutionnaires. Alors que la postérité a surtout retenu le versant tragique de son œuvre – Noces de sang, Yerma, La Maison de Bernarda Alba -, Martine Beaulne démontre davantage d’intérêt pour l’espoir et la fantaisie qui s’y logent. En faisant de La Savetière prodigieuse une véritable fête foraine, elle risque bien de renouveler le succès obtenu en 1993 par sa relecture de La Locandiera de Goldoni.
Treize ans après avoir dirigé des étudiants de l’UQAM dans La Savetière prodigieuse, Martine Beaulne ressent toujours autant d’attirance pour la courte pièce. Il faut dire que les résonances entre la pratique théâtrale de Lorca et celle du Parminou, un théâtre d’intervention auquel elle collabora de 1974 à 1983, s’avèrent nombreuses. "Je souhaitais explorer le chant, la danse, la marionnette… revenir à l’essence du théâtre populaire, à l’esprit qui sous-tend cette pièce. Dans le contexte politique de l’époque, juste avant l’instauration du régime franquiste, il fallait passer par la fable pour revendiquer quelque chose. Un peu comme nous l’avons fait au Québec avec le théâtre politique des années 70." Unie à un homme qui la néglige, la savetière est malheureuse. Lorsque son mari la quitte, elle doit repousser les avances des prétendants et subir la moquerie. Assoiffée de liberté, se réfugiant dans le rêve, la savetière menace le fragile équilibre d’un village religieux et conservateur. "La présence des voisines et du personnage de l’alcade, le maire du village, m’a permis d’aborder la question de l’extrême droite, explique Beaulne. Toutes les mentalités d’intolérance dictées par la religion et le pouvoir politique s’incarnent dans le voisinage. Lorca fait de la savetière une héroïne capable de rompre avec les valeurs patriarcales et de provoquer le changement. Elle transporte la marginalité, le pouvoir du rêve et de l’imaginaire." Avouons qu’il est plutôt tentant de comparer la savetière de Lorca à la locandiera de Goldoni. "Ce sont deux femmes intelligentes, sensibles, libérées et affranchies de leur époque, précise la metteure en scène. Probablement à cause de son homosexualité et de ses idées politiques, la question de l’intégrité préoccupait beaucoup Lorca."
En ce qui concerne le travail de ses collaborateurs, la metteure en scène ne tarit pas d’éloges. Elle souligne d’abord le talent infini des 12 acteurs, une distribution menée par Nathalie Mallette et Jacques Godin. Elle exprime ensuite le bonheur de donner à l’art de la marionnette la place qui lui est due grâce au Théâtre de l’Oil (Richard Lacroix et André Laliberté). Elle insiste sur le savoir-faire inouï du scénographe Claude Goyette et de l’éclairagiste Michel Beaulieu lorsqu’il s’agit de créer le lieu métaphorique de la corrida. Elle s’incline devant le doigté de la chorégraphe Lina Moros, spécialiste du flamenco, et les musiques originales de la talentueuse Silvy Grenier. Elle décrit aussi les lignes que tracent dans l’espace les costumes fabuleux de Mérédith Caron. "J’essaie d’évoquer une Espagne sublimée, affirme la créatrice. Comme toujours, je tente de trouver ce qui est plus grand que l’homme, ce qui a motivé l’auteur à écrire, ses valeurs profondes. Cette fois, je cherche à mettre en opposition sur scène tout ce que Lorca était: le grave et le léger, la beauté et la noirceur."
Du 11 janvier au 5 février
Au Théâtre du Nouveau Monde
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