L'Aigle à deux têtes : De haut vol
Scène

L’Aigle à deux têtes : De haut vol

Marie-Thérèse Fortin dirige Sylvie Drapeau dans L’Aigle à deux têtes de Jean Cocteau. Poésie, sentiments purs, amour absolu: l’auteur s’élève, entraînant les artistes dans son  sillage.

Une reine, veuve triste et solitaire, reçoit la visite d’un anarchiste venu l’assassiner. Fascinés l’un par l’autre, ces deux êtres que tout semble séparer se rejoignent par une communauté d’esprit étonnante; entre eux naît une grande passion qui les mènera à l’accomplissement de leur destin.

Créée en 1946, avec Edwige Feuillère et Jean Marais dans les rôles principaux, L’Aigle à deux têtes connut un vif succès. Véritable drame romantique au souffle nouveau, la pièce touche aussi à la tragédie. Voyons ce qu’en disent la comédienne incarnant la reine et la metteure en scène.

Comment présenteriez-vous cette pièce de Cocteau?

Sylvie Drapeau: "Ça parle bien sûr d’amour, de politique; c’est aussi sur le mensonge, le fantasme, le rêve, nos moments d’hyper-conscience. C’est plus grand que nous; c’est un espace extraordinaire où on peut se permettre de s’élever, d’être élevé. "

Marie-Thérèse Fortin: "Quand Cocteau parle de son théâtre, il parle toujours en termes de poésie. Pour lui, la poésie est une conscience plus grande, une conscience autre de la destinée. Ce qu’il fait dans ses pièces, c’est qu’il met ses personnages dans des situations extrêmes; ils ont à se débattre dans ça avec leur nature humaine et aussi avec leur dimension angélique. Cocteau parlait souvent de cette part de nous-même qu’on maltraite, qui est la part angélique, ce qui est aussi pour lui l’inspiration, un souffle qui vient de nos profondeurs. Cette pièce-là, c’est sûr, est vraiment hors du quotidien."

SD: "Hors d’un certain réalisme, même. Ça va très loin, mais je pense que tout le monde peut s’identifier à ça, parce que ça rejoint nos grands espaces: nos attentes, nos aspirations, nos désirs démesurés, d’aimer et d’être aimé."

Cet espace, cet absolu que comporte la pièce, est-il intimidant, ou plutôt source de plaisir?

MTF: "Ce qui est difficile, dans cette pièce, c’est ce que les acteurs ont à livrer. C’est une pièce qui appelle le grandiose, mais il ne faut pas tomber dans la grandiloquence. Donc, leur travail, pour que les gens y croient, c’est de consentir à cette extrême vérité que demande la grandeur, c’est d’arriver à trouver cette dimension qui permet de donner la pleine mesure de l’humain confronté à une destinée qui le dépasse. Et pour le metteur en scène, c’est d’être très attentif, et de mettre la table pour que cette chose-là advienne."

SD: "Comme les spectateurs connaissent en eux-mêmes cette grandeur, on ne peut pas faire semblant: il faut qu’on soit à la hauteur de cette élévation."

MTF: "En même temps, ça doit s’ancrer dans une réalité. Il faut jouer concrètement les rapports de forces: forces qui s’affrontent, s’abolissent, s’unissent, même. Comme dit Cocteau, un anarchiste face à une reine, ce sont deux idées qui se confrontent…"

SD: "…et se fusionnent. Lui défend sa thèse et elle représente ou semble représenter une autre thèse. Parce que, comme elle le dit elle-même, elle est une reine anarchiste, au fond."

Que peut-on ajouter, au sujet de cette reine?

SD: "Cette reine-là, c’est Cocteau. Quand on connaît un peu son univers, on comprend que c’est à elle qu’il s’identifie. Je l’entends parler, à travers elle; c’est très beau, très sincère."

MTF: "Effectivement. Cocteau n’a fait qu’écrire sur sa vie, au fond: pour parler de ce qui le hantait, le ravageait, de ce qui l’émerveillait, aussi."

Donc, Cocteau est là, qui plane quelque part dans la pièce…

SD: "Oui, complètement! On l’entend qui passe… En plus, on sait qu’il a écrit ce texte pour ses amis acteurs. Il les idéalisait un peu, je pense, si bien qu’il a fait pour eux, volontairement, une partition difficile. On sent, quand on travaille le texte, les embûches placées là exprès. Il a voulu en faire un exercice de haute voltige pour mettre ses acteurs en valeur. Le texte, dans la diction, est extrêmement difficile: ce sont souvent des morceaux de bravoure. Il y a plein de pièges, mais la langue est tellement belle: quand la poésie éclate, ça donne des frissons."

MTF: "C’est vraiment flamboyant. On a fait tout de même un travail de coupure important. Il y avait quelque chose de brillant et de bavard, propre à Cocteau, qui, à mon sens, retardait l’action dramatique. On a tassé tout ce qui était fioritures, volutes; le texte est presque devenu un nouvel objet. C’est plus direct, plus pulsionnel, plus shakespearien, en fait. À mon sens, c’est plus moderne et plus intéressant comme ça. Moi, je pense que Cocteau aurait fait la même chose… (Rires) Ça peut paraître prétentieux, mais c’est ce que je me dis. Dans mes rêves, quand je lui parle, il a pas l’air trop fâché…"

Comme interprète de la reine, comment l’avez-vous approchée?

SD: "D’abord d’une façon très technique, parce que ce texte-là exige une maîtrise extraordinaire. Pour pouvoir accéder au mouvement émotif, il ne faut pas qu’il y ait d’erreur, de faiblesse dans la diction, le phrasé: c’est comme une machine qui avance. Ce sont des beaux pièges, et je parle pas des mouvements du cœur… Là aussi, il y a de la bravoure: c’est comme les montagnes russes. Quand on est interprète, on cherche la ligne qui nous amène du début à la fin; ici, cette ligne est extrêmement tortueuse, accidentée. Il y a des choses vertigineuses, mais faut garder le fil: c’est passionnant."

Et comme metteure en scène, comment avez-vous travaillé?

MTF: "Ce qui a guidé beaucoup mon travail, c’est le personnage de la reine. On est dans son lieu, on entre dans son univers. Elle a un désir de s’élever, de s’échapper de la réalité, d’un monde trop petit pour elle, pour pouvoir accéder à ce qu’elle ressent, qui l’appelle et qui l’amène à espérer autre chose. En même temps, je ne sais pas trop comment en parler, parce qu’il y a quelque chose qui nous dépasse dans ce travail-là. C’est beaucoup une affaire d’intuition; ça touche, je crois, à ce que Cocteau appelle notre part angélique."

Les comédiens Vincent Champoux, Hugues Frenette, Kha, Robert Lalonde, Édith Paquet et les concepteurs Stéphane Caron, Éric Champoux, Christian Fontaine, Olivier Kemeid, Isabelle Larivière et Stéphanie Capistran-Lalonde complètent l’équipe.

Jusqu’au 19 février
Au Théâtre de la Bordée

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