Robert Lepage : La face cachée d'Andersen
Scène

Robert Lepage : La face cachée d’Andersen

Quand on lui a demandé de créer un spectacle solo en s’inspirant d’Hans Christian Andersen, Robert Lepage ne se sentait pas particulièrement attiré par le sujet. Mais c’était avant de découvrir sa face cachée.

À l’occasion du bicentenaire de la naissance d’Hans Christian Andersen, des artistes de partout dans le monde et de tous les domaines ont été invités à créer une œuvre en l’honneur du célèbre auteur danois. Robert Lepage était du nombre. "C’est leur Shakespeare à eux, affirme-t-il. Mais quand on m’a offert de faire quelque chose sur lui, j’ai été obligé d’avouer mon ignorance de tout ce qu’il avait écrit à part les quelques contes que je connaissais: La Petite Sirène, Les Habits de l’empereur, Le Vilain Petit Canard… Moi, évidemment, je ne me sentais pas beaucoup d’affinités avec ces histoires pour enfants. N’empêche, pendant un an, j’ai lu des biographies. Mais ça ne m’intéressait vraiment pas, alors j’ai refusé."

Toutefois, loin de se résigner, celui qui lui avait lancé l’invitation est revenu à la charge avec une biographie basée sur le journal personnel de l’auteur. "Et là, c’était vraiment croustillant. Tout à coup, il y avait un côté ombragé à la personnalité d’Andersen. C’est quelqu’un qui a toujours voulu être reconnu comme un grand écrivain, mais, comme il signait des contes pour enfants, il n’était pas considéré comme un auteur sérieux. Il voulait représenter le Danemark avec d’autres œuvres, donc il a commencé à écrire des choses plus complexes – je ne dirais pas tordues, mais beaucoup plus difficiles à déchiffrer. Et surtout, ce journal personnel truffé d’anecdotes… C’est comme un carnet de voyage où il parle de sa vie sexuelle un peu ambiguë, étrange, masturbatoire, alors ça m’a tout de suite intéressé", lance-t-il en riant, avant de poursuivre: "Tout à coup, je me suis mis à me reconnaître dans certains aspects de sa vie. C’était un grand voyageur, quelqu’un qui pensait que la meilleure façon de se trouver était d’aller voir ailleurs. Mais je me suis également identifié à d’autres choses plus personnelles, plus équivoques, et j’ai commencé à développer mon projet."

PORTRAIT D’ESPRIT

Tenant les deux ou trois filons de la pièce, il lui a ensuite laissé le temps de décanter dans son inconscient, jusqu’à ce qu’une forme émerge d’elle-même. "À un moment donné, il y a quelque chose qui se présente à toi, que tu n’attendais pas et qui n’est pas du tout ce que tu as fait avant, et qui n’est pas facile à réaliser, mais qui s’impose, et c’est ce que j’essaie d’écouter", explique-t-il. C’est ainsi qu’est né Le Projet Andersen, manière de mise en abyme racontant l’histoire d’un Québécois à qui l’Opéra Garnier fait une demande semblable à celle à laquelle Robert Lepage répond en créant ce spectacle. "Il faut qu’il adapte un conte tout à fait inconnu d’Andersen et il se retrouve à Prague, à faire de la recherche sur l’auteur et sur ce conte, et à essayer de comprendre quelle est sa place là et quels sont ses problèmes à lui, relate-t-il. Ça l’oblige à "dealer" avec des gens, des émotions et des idées qui sont très proches parents des contes, des émotions et des idées de l’écrivain."

Inspiré de deux des récits d’Andersen, La Dryade et L’Ombre, de même que de ses tribulations parisiennes, la pièce cherche donc surtout à saisir l’esprit de l’homme et de l’œuvre. "Si tu veux comprendre le regard d’une personne sur son époque, tu l’empruntes et tu le mets dans le ventre d’autres personnages, des personnages modernes, dans lesquels les gens se reconnaissent, soutient-il. Ils vont mieux comprendre, je pense, les contradictions qui animaient Andersen s’ils voient un Québécois les vivre, ou son employeur français, ou l’ex-blonde du gars… Ils vont mieux saisir comment c’est important de parler de ça aujourd’hui."

D’ailleurs, c’est là que résidait, selon lui, le grand défi de cette création. "C’était d’arriver à parler d’Andersen sans que ça devienne un documentaire. Il y a sa personnalité, les raisons pour lesquelles il a écrit ce qu’il a écrit, mais comment faire pour raconter ça sans que ça soit toujours sur le ton du reportage? Tu crées des personnages qui contiennent ces affaires-là, répond-il. Et ça, c’est compliqué. C’est sûr qu’il y a un côté didactique dans le spectacle, les gens qui ne le connaissaient pas vont apprendre des choses et je crois que ce qu’on dit est factuel et vérifié, mais il y a aussi un côté plus poétique, plus trouble. C’est une pièce étrange et j’espère que les gens vont voir le plaisir de l’étrangeté."

UN PONT ENTRE DEUX RÊVES

Ancré dans le présent, Le Projet Andersen permet également à Lepage d’exprimer des préoccupations toutes personnelles. "C’est une occasion de déverser mon fiel sur l’Opéra de Paris", rigole-t-il, avant d’enchaîner: "Mais c’est surtout pour parler du monde de la culture aujourd’hui. C’est quoi la culture? C’est quoi créer? C’est quoi écrire aujourd’hui? C’est quoi raconter une histoire? Ça sert à quoi? Parce qu’il y a une chose qu’on oublie souvent, c’est que le but de ce métier, ça devrait être de raconter des histoires; on est supposés être bons là-dedans, et beaucoup de gens le pratiquent pour toutes sortes de raisons sauf ça."

De même, il note l’importance du thème de l’imagination, considérée dangereuse au XIXe siècle et devenue valeur marchande de nos jours. Un parallèle parmi tant d’autres, dans une pièce s’employant à jeter des ponts entre les époques, en s’appuyant notamment sur une heureuse coïncidence. "Un de ses contes est inspiré d’un de ses voyages à Paris, en 1867, l’année de l’Exposition universelle, exactement 100 ans avant celle de Montréal, raconte-t-il. Et ça, ça a piqué ma curiosité parce que je me suis demandé où on était, au Canada, en 1867. Donc, ça m’a beaucoup intéressé de faire une comparaison entre ce 1867-là, cette exposition-là et l’exposition de 1967 qui a, comme celle de Paris pour l’Europe, apporté la modernité à Montréal, dans la société québécoise."

Un propos très dense, donc, qui se présentera toutefois, à l’instar de ce qu’on a pu voir dans La Face cachée de la lune, sous la forme d’"un chapelet de petites histoires" simple et ludique. "Alors, même si on touche à des thèmes noirs, étranges, ambigus, où on fréquente des milieux un peu plus hardcore, j’oserais dire, ça demeure quand même léger, assure-t-il. Il y a beaucoup d’humour, et je pense que les gens vont s’amuser avec ça."

C’est d’ailleurs une des particularités de l’œuvre, à son sens: "Il y a un humour noir, grinçant, et je n’ai pas beaucoup fait ça. C’est un spectacle qui a du mordant, absurde, et je crois que ce qui a permis à cette chose-là de s’exprimer, c’est le fait que c’était sur Andersen et le conte; ça rend l’exagération possible. Bien que la pièce soit hyper-réaliste, les événements qui se produisent ne se peuvent pas, mais parce que c’est un conte, on est obligés de l’accepter. Et j’aime bien faire ça, ça me libère."

CINÉ-RÉALITÉ

Enfin, le spectacle s’inscrit dans la lignée des explorations du metteur en scène et de son équipe, cherchant à rapprocher le théâtre du cinéma. "On essaie de métisser les langages, et dans l’écriture, et dans la facture visuelle. Ce sont deux façons de raconter une histoire radicalement différentes, la façon dite cannée, avec les médias électroniques, le cinéma, la vidéo, la télévision, et la façon plus traditionnelle, plus directe, plus intime, qui est le théâtre. Chaque fois, on tente de pousser les limites, de voir jusqu’où on peut entraîner le théâtre dans le territoire du cinéma, mais en gardant cette chaleur-là avec le spectateur", précise-t-il.

Concrètement, le décor prend la forme d’un cadre, évoquant le grand écran. "Et là, il y a des images interactives qui sont projetées, en relation avec moi. Il y a des outils aussi, qu’on avait commencé à explorer dans La Face cachée… et qu’on pousse plus loin. Et il y en a qui sont devenus comme une routine pour nous… Tu ne peux pas priver le spectateur de certains gros plans; tu ne veux pas. Il possède un langage narratif qu’il n’avait pas il y a 30 ans, alors il faut l’utiliser." Difficile de parler sans se vendre, mais il semblerait qu’on puisse, une fois de plus, s’attendre à de belles surprises sur le plan formel. En doutiez-vous?

Du 22 février au 19 mars
Au Trident
Le 25 février: rencontre avec Robert Lepage après la représentation