Fred Pellerin : Monsieur Bagou
Fred Pellerin collectionne littéralement succès populaires et critiques dithyrambiques. À tel point qu’il s’en faudrait de peu que le conteur n’entre lui-même dans la légende. Il était une fois…
Après Dans mon village, il y a belle Lurette (2001) et Il faut prendre le taureau par les contes (2003), des spectacles l’ayant conduit à travers le Québec, la France, la Suisse et la Belgique avant de connaître une seconde vie sous forme de livres-CD chez Planète rebelle, Fred Pellerin nous revient avec Comme une odeur de muscles, relatant les aventures d’un homme fort ayant vécu à Saint-Élie-de-Caxton, son petit village natal de la Mauricie, au début du siècle dernier. Mais ces anecdotes, le jeune bonimenteur de 27 ans, qu’on compare volontiers aux Deschamps, Sol et Devos, ne serait sans doute pas là pour nous les raconter si sa propre histoire n’avait pas elle-même été peuplée d’épopées en tous genres. À la manière du conteur, permettons-nous donc une petite parenthèse…
LE BAGOU DES AUTRES
"Ça a commencé quand j’étais petit parce que, chez mes parents, il y avait des veillées de placotage; ça se pétait de la broue, se souvient-il. Il y avait Jacques Langlois qui reste en bas de la côte et Eugène Garant, notre voisin, qui est devenu un grand-père pour moi. Quand ils venaient, moi et mon frère, on fermait la télé et le Nintendo, et on les écoutait parce qu’ils disjonctaient carrément. Ils racontaient les histoires de la tour de Babel et de l’arche de Noé, et la cuisine devenait le bateau qui nous sauvait."
Sans compter que sa mère lui lisait les contes de Walt Disney, que sa grand-mère l’abreuvait d’anecdotes du village et que son père, en plus de miser sur des classiques du genre Petit Poucet, transformait ses propres expériences en véritables légendes. "Il ne parle pas beaucoup, mais quand il parle, on dirait qu’il a la bouche aimantée, les oreilles nous collent, illustre-t-il. Mettons qu’il allait visiter l’usine de gâteaux Vachon, il nous racontait ça pendant des années et ça devenait immense. Dans la dernière version, c’était un bulldozer qui charroyait des pelletées de crème de Joe Louis dans des millions de Joe Louis sur un grand tapis roulant!"
MONSIEUR LE CONTE
Pas étonnant donc que, jouant les guides touristiques à l’époque de ses études en littérature à l’Université du Québec, il ait tout naturellement récupéré ce que ces gens lui avaient raconté pour animer ses tours. "Je buvais à ça sans trop m’en rendre compte, observe-t-il. Alors, je me suis mis à ajouter des bouts de légende de mon cru et il s’est développé tout un monde d’histoires à raconter autour de Saint-Élie-de-Caxton."
Ainsi naissaient: Lurette, la belle fille du village, qui "est toujours belle, elle a de grandes oreilles, elle braille, elle est belle pareil, elle est pognée pour être belle"; Babine, le fou du village, celui sur qui "tout le monde tape, le souffre-douleur"; Ésimésac Gélinas, l’homme fort du village, "qui est tellement fort qu’il n’a pas besoin de forcer à force qu’il est fort"; la sorcière, le ratoureux, le curé, etc. En tout, neuf personnages, toujours les mêmes, inspirés de la réalité, mais qui, passés à sa moulinette, atteignent au merveilleux.
C’est d’ailleurs un des aspects du conte qui le fascine, comme pour la visite de son père à l’usine Vachon. "Ça nous émerveillait, c’était géant! Mon père était comme Ti-Jean qui allait battre les dragons, il était allé à l’usine de gâteaux Vachon où il y a des bulldozers de crème à Joe Louis! s’exclame-t-il. Soudain, le quotidien est transformé et le réel gris, logique prend le bord pour laisser la place à cette magie multicolore. Il arrive un moment où, dans mes histoires, moi-même, je ne sais pas ce qui est vrai et ce qui est inventé. Et c’est tripant, cette frontière qui vacille, quand on ne sait pas trop de quel bord on est."
POTINEUR ARTISTIQUE
En fait, à l’entendre, même la vie de tous les jours, où il puise son inspiration, prend des airs de fête. "Moi, je vais au dépanneur et au bureau de poste sept, huit fois par jour. Je n’ai pas d’enveloppe à maller chaque fois, s’esclaffe-t-il, mais je vais là pour péter de la broue, ou plutôt pour m’en faire péter. Parce que, dans la vie, j’écoute beaucoup plus que je parle. Et là, je cueille les rumeurs du village. Mettons que je vais faire changer mon char d’huile au garage. Souvent, je reste pendant que Léo travaille. Il a plus de 70 ans, il a des histoires à raconter, il connaît de vieilles chansons, il joue du violon. Moi, il me fait triper."
Puis, quand vient le temps de monter un spectacle, il fait des recherches sur un personnage en particulier, dans le village, mais aussi dans les légendes d’ici et d’ailleurs. "Des fois, je trouve une trame sur laquelle je peux coller mes éléments, alors que d’autres fois je l’invente. Mais je n’écris pas, ça se fait dans ma tête. Je me monte des canevas, j’arrive devant le monde, je "shire" là-dedans et je vois comment ça passe. Puis, à force de les dire, les contes se développent", explique-t-il. C’est ainsi que Comme une odeur… est passé de 25 minutes à deux fois 50.
À travers ces digressions, qui le maintiennent dans un état d’"intensité obligée", il se sert de la langue comme d’un matériau, revenant sur certains mots, sur certaines expressions et, ce faisant, il en formule d’autres, sur lesquels il reviendra plus tard, et ainsi de suite, dans une manière de jonglerie verbale. Car, pour lui, c’est aussi là que réside la richesse du conte: "Je trouve qu’il y a une fragilité dans les mots dits, qui fait frissonner d’autant plus que tu sais que ce que tu entends là, tu ne l’entendras peut-être plus jamais." Et là encore, il n’a qu’à prêter l’oreille pour nourrir son imaginaire. "Les vieux, à Saint-Élie, ils te parlent du temps qu’il fait dehors et tu as l’impression qu’ils te disent des poèmes. Je trouve qu’il y a quelque chose de magnifique là-dedans. C’est pourquoi j’écoute la langue et les lapsus; toutes les belles images sont là. On trouve dans les vieilles expressions de belles affaires qu’on est en train de perdre à force de standardiser la langue."
EN FIN DE CONTE
Tout cela pour en revenir à son nouveau spectacle où, après la belle et le fou, c’est maintenant au tour de l’homme fort du village d’occuper l’avant-scène. Si la tendance se maintient, la sorcière pourrait bien être la suivante. Mais ce n’est pas demain la veille puisque, à l’instar de son héros, Comme une odeur… promet déjà d’avoir la couenne dure.
Du 23 au 25 mars et les 13 et 14 avril
Au Théâtre Petit Champlain
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