L’Aigle à deux têtes : Oiseaux de proie
L’Aigle à deux têtes, un Cocteau dont Marie-Thérèse Fortin fait une réussite absolue.
Que Marie-Thérèse Fortin se rassure, non seulement Cocteau ne serait pas fâché de ce qu’elle a façonné à partir de L’Aigle à deux têtes, mais le spectacle créé en janvier dernier au Théâtre de la Bordée et repris ces jours-ci au Théâtre Denise-Pelletier possède aussi des qualités qui susciteraient à n’en pas douter l’enthousiasme du poète.
La grâce dont est dotée cette représentation, la ferveur peu commune qui s’en dégage, c’est d’abord et avant tout à la comédienne Sylvie Drapeau qu’il faut l’imputer. De la femme à l’enfant, du sang-froid à la plus extrême des fragilités, l’actrice emprunte avec autant de justesse tous les états de son personnage. Investissant avec témérité les moindres recoins du monstre sacré qu’elle défend, la tragédienne rive le spectateur à son siège, encore une fois. Pourtant très juste, Hugues Frenette fait parfois pâle figure à ses côtés. Son Stanislas s’avère moins charismatique que ce à quoi on aurait pu s’attendre. Alors que Vincent Champoux s’acquitte irréprochablement du rôle de Félix, Édith Paquet campe une impétueuse Édith de Berg. Alliant fourberie et naïveté, son interprétation insuffle à la tragédie un humour qui lui sert de tremplin. Avec son timbre profond et son autorité naturelle, Robert Lalonde était prédestiné à endosser les habits hitlériens du comte de Foënh. Brillante idée que celle de faire interpréter Tony, ce sourd-muet au service de la reine, par un danseur. Transposant le langage des signes en une magnifique gestuelle, Kha Nguyen est le véritable maître d’œuvre de la représentation. Comme s’il détenait un pouvoir secret, son personnage oriente le cours de l’action, préside aux déplacements du temps et de l’espace.
Inspirée et audacieuse, cette relecture témoigne néanmoins d’un grand respect envers l’univers esthétique du polymorphe Cocteau. Tout en dépoussiérant l’œuvre, la metteure en scène a choisi d’en respecter la forme initiale, d’épouser les contours de cet écrin romantique où elle est enchâssée. En fait foi un préambule où, dans la pénombre du théâtre, avant même le lever du rideau, Cocteau (Lalonde) s’adresse aux spectateurs afin de camper la tragédie dans la schizophrénie créatrice du poète. Sans déroger aux principales recommandations du dramaturge, le château truffé de passages secrets qu’a imaginé Christian Fontaine impressionne vivement. Répondant avec perspicacité aux enjeux du texte, la matière entretient avec le corps des acteurs un riche dialogue. Empruntant la logique du rêve, nimbé par Éric Champoux d’une luminosité fantomatique, l’espace devient par moments porteur d’une pure poésie. Les costumes d’Isabelle Larivière, à commencer bien sûr par les robes de la reine, sont de toute beauté. Sous la direction de Stéphane Caron, les notes amoureuses du piano et celles, tragiques, du violoncelle font mouche. Somptueux et émouvant, cet Aigle à deux têtes fait fortement espérer que Marie-Thérèse Fortin endosse de façon plus régulière la fonction de metteure en scène.
Jusqu’au 7 avril
Au Théâtre Denise-Pelletier
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