Christian Bégin : La grande virée
Christian Bégin, au terme d’une longue tournée de La Société des loisirs, aura joué 120 fois le personnage de Pierre-Marc. Et malgré le petit spleen attaché à ce personnage et qui le poursuit parfois, nulle fatigue. Au contraire.
Créée en mars 2003, reprise en janvier à Montréal et présentée en tournée au Québec, au Nouveau-Brunswick et jusqu’à Vancouver, La Société des loisirs, de François Archambault, peint un portrait peu flatteur de notre société et de ses valeurs. La pièce raconte l’histoire de Pierre-Marc et Marie-Pierre, couple dans la mi-trentaine, dont la vie a toutes les apparences de la réussite. Et pourtant. Ils convoquent un soir un ami fêtard, qui vient souper avec sa dernière et jeune conquête, pour lui annoncer qu’ils ne le fréquenteront plus. La soirée dérape.
LES BELLES IMAGES
"Ce qui me semble important dans cette pièce, explique Christian Bégin, c’est sa lucidité, son espèce de constat impitoyable face au modèle qu’on nous propose et qui, de moins en moins, nous convient, je pense: ce mode de vie nous essouffle et nous éloigne de l’essentiel. Ce modèle, c’est une espèce de quête du bonheur qui passe toujours par l’extérieur de soi-même, les apparences, la réussite, l’acquisition de biens. On a dans la pièce une espèce de photo de famille: belles carrières, belle maison, belle voiture, un enfant; tout est là, tout est, en surface, extraordinairement parfait, mais toute la moelle est pourrie. En fait, y a même plus de moelle épinière: c’est comme des corps vidés de leur essence, des vies de mollusque, je trouve."
Très drôle, la pièce progresse peu à peu vers des zones d’ombre, jusqu’à toucher, comme le fait ailleurs l’auteur, un malaise existentiel. "Derrière cette course effrénée, se cache inéluctablement, pour moi, un désir de trouver un sens à tout ça. Mais le piège, c’est que plus on tourne dans cette roue-là, comme un hamster dans sa cage, plus on se demande pourquoi, plus le but de cette course-là nous échappe, s’éloigne, fuit. La fin devient la course en soi et non pas le but à atteindre. Et ça, c’est troublant."
Christian Bégin joue le rôle de Pierre-Marc. "C’est vraiment le gars qui a cru à ce modèle-là, qui s’y est accroché, qui s’y accroche encore. Malgré l’échec évident de sa vie et de son couple, il cherche encore à croire, dans toute sa mollesse et sa naïveté, que ça pourrait marcher. Il est avec Marie-Pierre qui, elle, se rend compte que c’est un cul-de-sac incroyable et qui voudrait que ça bouge, alors que lui est dans l’acceptation béate de son sort, et dans l’entretien de ce mensonge. J’ai beaucoup de compassion pour lui, mais en même temps, je trouve que c’est le plus pathétique des quatre personnages. Marc-Antoine, l’ami, vit lui aussi un drame: c’est un gars de 40 ans qui accepte pas de vieillir, qui s’accroche à une image d’adolescent éternel; Anne-Marie, qui l’accompagne, c’est la jeune qui débarque dans cette faune-là, et c’est la plus saine, la plus altruiste, la plus sensée de ces quatre adultes."
EFFET DE RÉEL
Preuve que le texte touche du doigt un malaise profond, la réaction des spectateurs, de tout âge et de partout, est unanime. "C’est sûr que ça dresse le portrait des 30-45 ans, mais je me rends compte que ça résonne aussi chez les 20 ans et chez les 60 ans, mais différemment. Les jeunes de 20 ans le reçoivent comme une appréhension de ce qui peut venir, parce qu’ils sont pas encore pris dans cette spirale-là, mais ils sentent que ça les appelle. Et les gens de la génération de mes parents, je sais qu’ils nous regardent aller et ils comprennent pas qu’on soit pas tous en burn-out. On se rend compte également que, aussi bien à Caraquet qu’à Sept-Îles, qu’à Baie-Comeau, c’est pareil. Le "métro-boulot-dodo", la conciliation travail-famille, l’impression d’être toujours à la course existe partout. Souvent, on a des discussions avec les spectateurs après la pièce, et on tombe vite dans le cœur du sujet, dans l’essence même de ce que François a voulu écrire. On sent que les gens sont vraiment interpellés et se posent de sérieuses questions quant à leur mode de vie."
Partout où elle passe, la pièce, production du Théâtre de la Manufacture, récolte succès et éloges. Elle a d’ailleurs remporté, en plus de plusieurs nominations, deux Masques en février 2004: Masque du texte original, et Masque de l’interprétation masculine à Christian Bégin. À quoi tient donc ce succès? "Je pense que les gens y reconnaissent quelque chose de leur vie, quelque chose qui suscite une réflexion. Mais ce qui participe aussi du succès de la pièce, je pense, c’est l’intelligence de l’écriture, c’est d’avoir su en faire une comédie grave. Parce qu’en fait, cette pièce-là, c’est une tragédie, et ça serait insoutenable si François était plongé seulement dans le drame. Mais il a su amalgamer l’humour et le drame de façon habile, de façon à ce que les gens puissent avoir des soupapes, des moments où ils peuvent lâcher la tension. En même temps, ce mouvement donne encore plus de force au drame. Ça devient une espèce de voyage, en montagnes russes, auquel, je pense, les gens ne s’attendent pas. Au début de la pièce on rit, on rit, on rit, mais plus la pièce avance, plus cette vague de fond les ramasse de façon un peu pernicieuse et insoupçonnée, et ils se laissent porter par ça."
Interprète, auteur, Christian Bégin est membre des Éternels pigistes, et collabore avec différentes compagnies. Il a rarement l’occasion de jouer aussi longtemps un spectacle. Et n’y voit aucune lourdeur. "Au contraire! Vraiment, moi, je la jouerais encore longtemps cette pièce-là. D’une part parce que plus on la joue, plus y a de la dentelle qui se tisse entre les comédiens, des regards, des temps, des complicités incroyables. Mais aussi parce qu’on a tous l’intime conviction de participer à quelque chose d’important, à cause du contenu. C’est pas banal. Souvent on a l’impression que l’art peut pas vraiment être un outil de changement. Et on voudrait donc faire du travail social dans notre vie, être des citoyens plus impliqués, et tout à coup on se rend compte que l’art peut aussi avoir cette fonction-là. Et quand le théâtre réussit à allier le divertissement à une certaine réflexion et à une certaine prise de conscience sociale, je trouve qu’alors le théâtre remplit une fonction qu’il a, d’après moi, dès l’origine, dès sa création: un mandat d’être un art du peuple pour le peuple, d’être un reflet du monde dans lequel on vit. En toute modestie, j’ai l’impression que c’est une pièce qui effectue ce genre de travail-là. Pour ça, on a vraiment le goût que ça continue."
Avec Christian Bégin, sur scène, les comédiens Normand D’Amour, Geneviève Néron, Marie-Hélène Thibault; en coulisses, le metteur en scène Michel Monty, assisté de Marie-Hélène Dufort, et les concepteurs Isabelle Girouard, Martin Labrecque, Olivier Landreville, Jean-François Pednô, Patricia Ruel, Marc Sénécal.
Du 19 au 30 avril
Au Théâtre Périscope
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