Une adoration : Cour suprême
Scène

Une adoration : Cour suprême

Dans Une adoration de Nancy Huston, adapté par Lorraine Pintal, Emmanuel Bilodeau incarne Cosmo, un comédien, écrivain, danseur, acrobate et clown. Rencontre avec un acteur à tout faire.

"Quand j’arrive à transformer le trac en énergie positive, ça devient exaltant. Mais dans la vie, je ne me permets pas beaucoup d’excès", raconte Emmanuel Bilodeau. Celui qui a fait son droit et qui a flirté avec le journalisme affirme être quelqu’un de très terre à terre en comparaison avec Cosmo qu’il interprète au TNM. "Ce personnage est un poème, mais c’est loin d’être le chum idéal: il fuit l’engagement et il est tourmenté à l’extrême." D’après le comédien, c’est un prisme aux multiples couleurs, un cadeau à jouer.

"Cosmo est un créateur très singulier qui serait un mélange de Wajdi Mouawad et de David La Haye, un gars à fleur de peau avec un côté très poétique, tout en étant très engagé. Un mythique, charismatique, incisif, avec de l’humour, mais aussi un angoissé issu d’un père poète fou et d’une mère pragmatique, qui sont dans l’incompréhension permanente. Ça fait un créateur qui a voulu, entre autres, panser ses blessures par la création."

L’acteur est devenu un lecteur attentif de Nancy Huston: "Il y a un monologue de Cosmo qui parle du passage du temps dans un couple. La femme demande à l’homme: "Si je porte des lunettes, si j’ai des pertes de mémoire, si je perds un sein, m’aimes-tu encore?" Et ainsi de suite. C’est un condensé de la vie en 20 minutes. Je crois qu’il s’agit d’un thème récurrent dans l’œuvre de Nancy Huston: la mort, la dégénérescence du corps, le passage du temps." L’acteur, qui a maintenant 40 ans, qui est père et qui a traversé différentes épreuves, affirme qu’il est impossible de ne pas penser à ces problématiques. Il transpose cette idée du passage du temps dans son métier, dans la création: "Je crois qu’une de mes motivations les plus profondes concernant le désir de devenir comédien, surtout en ce qui a trait au cinéma, c’était de devenir éternel. C’est une question qui m’a habité dès le plus jeune âge, avec la peur de perdre mes parents. Être acteur s’apparentait à une forme de solution face à la mort." Pourtant, le théâtre est considéré comme éphémère: "C’est le paradoxe de la vie, dit-il, c’est un concentré de vie extrêmement intense, et même si c’est un cliché de le dire, je n’ai jamais eu le sentiment de vivre aussi intensément que lorsque je suis sur scène. Ceux qui font de l’escalade ou du parachute connaissent probablement la même impression."

Dans le même souffle où il parle de grimper l’Himalaya, Emmanuel Bilodeau mentionne le fait de tomber en amour… Des façons parmi d’autres de se mesurer au danger, au risque. "Le spectacle lui-même a quelque chose de risqué. En acceptant le rôle de Cosmo, j’ai vu qu’il y avait là une matière fertile, une matière à danger. Je ne suis pas maso dans la vie, je ne suis pas non plus aventureux, mais en ce qui concerne le travail, plus c’est risqué, plus c’est attirant." (Stéphane Despatie)

Jusqu’au 7 mai
Au Théâtre du Nouveau Monde

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Entretien avec Nancy Huston

"J’estime que mes textes ne sont pas sacrés", nous confiait la semaine dernière Nancy Huston, rencontrée à Paris, où l’écrivaine originaire de Calgary habite depuis plus de 20 ans. "Publier un livre, c’est faire un don, et accepter que d’autres se l’approprient", poursuivait-elle, rappelant qu’elle avait déjà assisté aux adaptations de ses romans Les Variations Goldberg et Prodige, en outre.

Quand Lorraine Pintal a proposé à Nancy Huston de porter à la scène l’un de ses romans, en 2002, c’est à Dolce agonia qu’elle pensait. Or l’auteure, flattée mais sceptique, y est allée rapidement d’une contre-proposition: pourquoi ne pas adapter plutôt le roman qu’elle achevait alors, Une adoration? De fait, avec son histoire de procès autour de la mort de Cosmo, un artiste adulé, avec ses destins entrecroisés qui peu à peu se révèlent devant le tribunal, le plus récent roman de Nancy Huston avait un potentiel scénique certain. Même si le travail préalable allait être ardu: "Oui, parce que ça a beau être écrit un peu comme une pièce, ce n’est absolument pas une pièce… Déjà, le lire à voix haute prendrait un bon 48 heures!" dit-elle en riant de son roman de 400 pages.

Entente conclue. Pendant les mois qui ont suivi, la directrice artistique du TNM a passé la brique au hachoir, découpant les séquences autrement, retranchant certains personnages, en ajoutant un, et de taille: en effet, ce Cosmo qui n’existe dans le roman qu’à travers les propos de ceux qui l’ont connu sera ici présent en chair et en os. Puis il y avait divers éléments posant de beaux problèmes, comme ces objets qui prennent la parole, ou encore ce personnage de l’auteur, alter ego de la romancière, dont l’équivalent théâtral aura les traits de Marie Tifo.

Une matière première de choix, donc, mais aussi des écueils à contourner… "Le plus difficile étant bien sûr d’éviter le chaos. Il fallait ne retenir, dans cet enchevêtrement assez dense, que l’essentiel; que ce qui allait avoir une portée théâtrale. De ce côté-là, je fais entièrement confiance à Lorraine", affirme Nancy Huston, qui n’avait encore vu aucun enchaînement au moment de l’entrevue.

En effet, si l’adaptatrice et metteure en scène a demandé son avis à Nancy Huston à quelques reprises, ne voulant pas faire fausse route, la principale intéressée assure qu’elle ignore à peu près tout de l’objet théâtral engendré: "Je n’ai presque rien fait!" confirme-t-elle. Mais nul doute que Lorraine Pintal, flanquée du scénariste Gilles Desjardins et de la scénographe Danièle Lévesque, n’a ménagé aucun effort pour qu’au fil d’arrivée, Nancy Huston adore…

(Tristan Malavoy-Racine)

Une adoration
de Nancy Huston
Éd. Actes Sud/Leméac
2003, 399 p.