Patrick Drolet et Olivier Kemeid : La grande bouffe
Patrick Drolet et Olivier Kemeid ont créé Québécua, un personnage dont on suit l’évolution, l’éducation. Rencontre avec les créateurs de la pièce Rabelais.
Probablement né en 1484, certainement mort en 1553, François Rabelais, fils d’avocat, homme d’Église ami du cardinal Jean du Bellay, médecin et humaniste, est, dans les mots d’Olivier Kemeid, "celui qui symbolise à lui seul la transition entre le Moyen Âge et la Renaissance, entre la tradition populaire et la culture savante". Et lorsqu’on emploie l’adjectif "rabelaisien", on pense à un univers gastronomique où règne l’abondance, où se multiplient les désirs, et où la luxuriance verbale fait beaucoup de place à la scatologie et à l’obscénité. Rappelons que celui à qui l’on doit le mot "éjaculation" fut condamné par la Sorbonne en 1532 pour obscénité, bien après que ses supérieurs ecclésiastiques lui aient retiré ses livres grecs. Parmi ses autres détracteurs on compte Calvin, Voltaire et Lamartine. Parmi ses admirateurs, Balzac, Hugo, Flaubert. Et sur la scène du NTE, son univers sera défendu par Drolet et Kemeid, mais aussi par Alexis Martin, Daniel Brière, Marie-Josée Bastien, Simon Rousseau et Olivier Aubin.
"À la base, dit Drolet, c’est l’idée de la non-censure qui nous allumait. Si on résume notre travail, il s’agit beaucoup du coït et de la défécation, en passant par l’éducation. Dans les livres de Rabelais, on suit Pantagruel et Gargantua, et nous nous en sommes inspiré pour créer ce personnage de Québécua. Nous nous sommes donné pour mission de partir de sa naissance et de l’accompagner jusqu’à l’âge adulte, à travers son éducation. Que faire pour qu’il devienne un bon humaniste? Et nous amusant avec la langue rabelaisienne, que nous avons transformée, en partie inventée, nous en avons finalement conservé les excès de non-censure."
Le NTE était évidemment la bonne place pour faire l’apologie de la non-censure. Mais outre ses théories utopiques sur l’éducation et tous ses échafaudages philosophiques, le véritable apport de Rabelais, c’est le langage. "C’est l’autre point qui nous intéressait, poursuit Kemeid. L’an dernier, nous avons fait un cabaret dont le thème était l’hérésie, et dans ce numéro nous avions déjà un extrait de la scène du torche-cul, qui est une scène connue du Gargantua où le personnage se torche le cul avec à peu près tout ce qui existe sur terre. Nous avions alors dit aux acteurs: "Faites cette scène avec votre accent, car cette langue est assez proche de la nôtre". Quand nous avons fouillé l’œuvre des spécialistes, c’était unanime: la langue la plus proche de celle de Rabelais est le québécois. Ou, disent ces spécialistes, le cajun. Celle qui l’avait vu avant nous, c’est Antonine Maillet, qui avait fait sa thèse de doctorat sur Rabelais et le langage populaire en Acadie. Nous, nous ne voulions pas nécessairement en extraire le terroir ou quoi que ce soit, nous voulions que ce soit en québécois moderne. Donc, un travail sur la langue."
Un univers rabelaisien où on se permet les anachronismes et les rapprochements actuels nécessaires. "Autant nous avons puisé dans l’œuvre et dans l’époque de Rabelais, enchaîne Drolet, autant nous nous sommes amusés à inclure des poètes d’aujourd’hui, des philosophes, des personnages complètement inventés, des preachers américains…" "Nous avons emprunté tout ce qui était lié à l’éducation et aux méthodes destinées à former un homme", précise Kemeid. Il poursuit: "Contrairement aux autres humanistes et aux gens qui le suivront, c’est un homme dont toute l’œuvre est de rappeler l’existence du bas. Il est érudit; il plonge dans la culture grecque comme tous les esprits renaissants, dans la culture latine, mais il dit: "On a quand même un membre et un anus et c’est fondamental; si on nie ça, on va créer des névroses!" Nous trouvions intéressant ce rappel du bas qui n’est pas pour faire sale ou pour provoquer nécessairement, mais bien pour rappeler les côtés charnel et animal de l’homme, et pour Rabelais, le savoir est le fait d’avaler. Il faut avaler le monde plutôt que d’être avalé par lui!"
Il s’agit donc de prendre son destin en mains: "C’est l’idée de ne pas arrêter le processus là, d’après Drolet. On avale tout, mais quelque chose doit sortir de ça. Et il ne faut pas censurer le résultat du processus. Ce n’est évidemment pas un spectacle que sur la défécation, mais il y a beaucoup de choses qu’on ingurgite, et beaucoup de choses qui en sortent. Je crois qu’il faut montrer autant les réflexions que les processus, les théories ingérées et la maturation. Quelque chose découle de ça."
Du 3 au 14 mai
À Espace libre
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